Beyrouk, sans tambour ni griot *

Présenter l’œuvre de Beyrouk est à la fois chose ardue et aiséeة tant sa poétique est sauvage et élaborée, son écriture classique et moderne, ses thématiques simples et complexes.

Je n’aborderai pas l’homme Beyrouk, vous le connaissez sans doute mieux que moi dans cette salle.  En toute sincérité je ne l’ai découvert qu’en 2006 lorsqu’il publia son premier roman : « Et le Ciel a oublié pleuvoir » ; même si plus tard je saurai que d’autres liens autres que littéraires m’unissaient à lui.

Mon intérêt pour l’écrivain me fera découvrir d’autres facettes de l’homme : le journaliste assoiffé d’indépendance, le penseur libre, le chroniqueur, le pionnier de la presse indépendante. J’avoue, à mon humble avis, que tous ces attributs de Mbarek** devenus aujourd’hui comme intrinsèques à sa personne, ne l’ont été que grâce à sa gloire littéraire.  Pourtant, s’il a toujours taquiné les muses et écrit très tôt ses premiers textes de qualité littéraire indéniable au demeurant. C’est relativement tard qu’il va s’affirmer sur l’échiquier culturel international, en 2006 alors qu’il a presque 50 ans.  Son œuvre littéraire éditée riche de quatre textes, dont trois romans : « Et le Ciel a oublié de pleuvoir », « le Griot de l’Emir », « le Tambour des larmes » ainsi que le recueil « les nouvelles du désert », fait incontestablement une fierté pour notre pas.

Son coup d’essai, « Et le ciel a oublié de pleuvoir » fut un coup de maître ; et la critique ne s’est pas trompée autrement en saluant unanimement la naissance d’une plume prometteuse et surtout porteuse des valeurs tirées du local avec cependant des résonances universelles, des valeurs chevaleresques, débarrassées de contingences particularisantes qui lorsqu’elles ont quand bien même  pour  référence une petite tribu du désert, elles n’en demeurent pas moins des échos et des dédoublements retentissants et audibles ouverts à tous les  pans de l’univers.  « Et le Ciel a oublié de pleuvoir », un coup d’essai - disais-je - salué comme un coup de maître, dont la première force est d’abord le style. Les thématiques développées dans le roman toutes accrocheuses qu’elles sont, ne sont - toutes proportions gardées- que de prétextes au service d’un style qui aurait pu constituer  à lui seul un roman, un roman qui ne tiendrait que par la seule force du style comme le dirait Flaubert à propos de « l’Education sentimentale »

Mon cher Mbarek**, je sais bien que tu n’apprécies que peu les gloses des universitaires, et leurs commentaires et leurs analyses et leurs critiques pédantes, et leurs péroraisons pour pasticher ton style inégalable, fleuries de figures de rhétorique ; mais aujourd’hui tu n’as qu’à prendre ton mal en patience, pour une fois que nous avons, mes collègues et moi, l’occasion de te faire écouter nos dissertations, on ne se fera pas prier….

Plus sérieusement,  contrairement à ce que l’opinion pense, ce n’est pas avec « Le Tambour des Larmes » que Beyrouk a commencé à être primé. « Et  le Ciel a oublié de pleuvoir » a reçu lui aussi ses prix et a été nominé à plusieurs prix de prestige à sa parution. Le Prix Kourouma et « Le tambour des Larmes » ne sont  pas pour moi des surprises, bien au contraire, ils viennent confirmer la belle dynamique de notre romancier.  Ce qui n’est pas en soi évident ; car publier en moins de dix ans trois chefs d’œuvres, trois best sceller relèvent sinon d’un talent à nul autre pareil du moins à une inspiration exceptionnelle et la persévérance dans l’amour du travail bien fait.  Certains grands auteurs africains ont-ils attendu combien d’années pour publier un deuxième roman après le succès du premier ? Il s’est écoulé 34 ans entre « l’aventure ambigüe »,  le premier roman de Cheikh Hamidou Kane kane et « les gardiens du temple » son second ; 22 ans entre « Les Soleils des indépendances », le premier roman d’Ahmadou Kourouma et « Monné, outrages et défis », son deuxième. Combien de grands écrivains installés dans la postérité mais dont la renommé n’a été faite que sur la base d’une seule œuvre ? Je pense à Montaigne et à ses « Essais », à La Bruyère et à ses « Caractères… », à Alain Fournier et « le Grand Meaulnes », et j’en passe.

J’aurais bien voulu faire une analyse détaillée de chacun des romans de Beyrouk, mais ni le temps ne le permet ni le contexte ne s’y prête, en plus mes collègues vont aborder tout de suite certains aspects de l’œuvre de notre lauréat.  Je me contenterai en ce qui me concerne d’en brosser certains contours.

Continuité et complémentarité 

Il faut de prime abord dire qu’il y a une certaine continuité et complémentarité générique du roman beyroukien. Chaque roman s’inspire d’un mode littéraire et s’enracine dans une tradition à la fois très ancienne et universelle, sous-tendue par une poéticité débordante. Aussi, « Et le Ciel a oublié de pleuvoir » s’enracine-t-il dans une narration mythologique. Et de là comparer Lolla, l’héroïne du roman à Antigone de Sophocle, il n’y a qu’un pas qu’on pourra allégrement franchir. « Quant au griot de l’émir », ne nous fait-il pas penser à tous les contes et légendes, orientaux et africains de la savane, de la forêt et du désert, certains contes d’Amadou Koumba ou d’autres de mille et une nuits si ce n’est l’épopée mandingue. Enfin, nous retrouvons toutes les réminiscences de l’épopée et de la tragédie dans Le tambour des larmes ». La fatalité, le destin, la grandeur de l’âme, la noblesse du cœur, la dichotomie honneur et devoir, sont autant de manifestations qui semblent caractériser  la belle et rebelle Rayhana.

Lolla, Khadija, Rayhana voilà les trois noms, les  trois beautés, les trois rebellions qui constituent le harem littéraire de Beyrouk et qui donnent du fil à retordre à toutes les dictatures phallocratiques  des tentes cossues et têtues des sables mouvants ;

Lolla, Khadija, Rayhana, trois femmes, trois belles, trois rebelles qui disent oui à l’amour, à la poésie à la vie ; trois grâces qui disent non à la haine, à la vanité et  à la compromission.

Rêve de générosité 

Les trois romans de Beyrouk, je veux dire les trois héroïnes que je viens de citer ne sont que l’incarnation de  la quête de leur auteur ; la vertu, la bienveillance le désir de la délivrance du monde, Il ne s’agit pas dans cette œuvre de la dénonciation de l’esclavage, mais de l’appel à la liberté ; il n’est pas question d’injustice mais d’un rêve de générosité, non pas de la concupiscence mais de don de soi. Il n’y a dans l’attitude de Lolla, de Khadija et Rayhana, ni soupçon de rancune, ni désir de vengeance. Non leurs gestes, leurs stratagèmes, leurs alibis sont simplement humains, beaux et guidés par l’amour dans toute sa quintessence, dans toute son essence. Trois romans symbioses, trois romans synthèses qui résument à eux seuls la généalogie du romancier, le fils d’Atar, le neveu de Tombouctou ; l’enfant maure aux oncles bambara. Intagrist l’a su bien résumé. Quand il écrit :

 « Beyrouk est en quête de vertus. Il s’emploie avec acuité à faire des qualités morales le trait cardinal de ses héroïnes. Que ce soit dans « Et le ciel a oublié de pleuvoir », son premier roman paru en 2006, dans « Le Griot de l’émir », publié en 2013, ou encore dans ce tout dernier « Le Tambour des larmes », qui lui vaut la distinction du Salon de Genève, son désir de bienveillance perce dans ses personnages, comme une attitude spontanée. Et le lecteur est frappé par une telle attention aux vertus morales qui donne une unité à toute son œuvre, en même temps qu’elle laisse entendre, en arrière-plan, le message que Beyrouk entend délivrer au monde : décrire un Sahara « méconnu » où se fait aujourd’hui la synthèse des Afriques.

En distinguant un auteur saharien, le jury du prix Ahmadou-Kourouma, généralement « dédié aux œuvres consacrées à l’Afrique noire », fait sauter symboliquement le verrou des frontières mentales et culturelles entre l’Afrique saharienne et subsaharienne et veut considérer le continent dans sa globalité », Le Monde Afrique.

Trait-d’union

Oui Beyrouk, à l’image de la Mauritanie, est l’écrivain trait-d’union, l’écrivain-osmose par excellence. Son identité est particulièrement fluctuante entre le nord et le sud de Sahara. Son histoire personnelle et familiale témoigne de son œuvre unie et variée.  Son écriture (qui se déploie dans la langue française) en reste marquée et se trouve en quelque sorte chargée d'une fonction testimoniale. L'écriture devient elle-même fluctuante, entre deux mondes. De la culture oasienne à la production francophone, c'est un parcours original qu'effectue Beyrouk.

Je suis persuadé que Mbarek** n’a pas  fini de nous étonner par son écriture, car celle-ci, j’en ai l’intime conviction, est pour lui une nécessité vitale, conditionnée par un besoin intérieur. C’est  me semble-t-il un plaisir pour lui de raconter par l’écriture des histoires ; une  écriture  devenant plus défensive, comme une voie de fuite de la société moderne, violente et artificielle où tout le monde rencontre la mort, l’envahissement, l’asservissement et l’agression de la vie. Il cherche à retranscrire le monde, à faire en sorte que la pensée humaine corresponde avec le texte.

Revote

Dans «Le tambour des larmes, en l’occurrence, c’est par cette modernité qu’arrivera le malheur de Rayhana avec l’installation à côté de son campement des étrangers, citadins dépourvus de foi et d’honneur :

Rayhana, belle, à peine sortie de l’adolescence, âme confiante, n’a pas vite compris son sort de femme. Elle a cru aux paroles tendres et furtives d’un jeune citadin. La voici enceinte avant d’avoir été mariée ; pire, d’un amant inconnu, nuitamment disparu comme il est apparu. Horreur ! Scandale ! Elle accouche en cachette, on lui arrache le bébé et la marie de force à un garçon naïf afin de simuler, preuve à l’appui, sa virginité. Les âmes rebelles sont en fait des esprits confiants et purs. Rayhana ne peut consentir à ce destin. Son bébé disparu la hante, ce qu’on a fait de lui la torture nuit et jour. Elle ne peut rester là, dans ce campement, dans ce monde. Elle s’en va, s’enfuit, s’évade d’eux, de tout, de tous. En emportant – geste de vengeance ? De rage ? – l’objet sacré parmi les plus sacrés de la tribu : le tambour tribal. » Théo Ananissoh,  La cause littéraire.

 « Jamais le tambour de la tribu ne devait toucher terre, jamais des mains impures ne devaient l’approcher, jamais il ne devait quitter le cœur de nos campements, le tambour c’est nous, le tambour c’est notre présence, nos têtes relevées, notre voix (…) Et voilà, moi, Rayhana, la mauvaise, j’ai accompli le geste fatal, j’ai étranglé vos voix, j’ai châtré votre force, j’ai brûlé vos tentes, j’ai insulté vos aïeux et les miens, j’ai appelé à vous la honte, je me suis emparée de votre rezzam, le tobol sacré, et je l’ai souillé de mes mains de femme, de ma poitrine impure, et puis je l’ai laissé choir. Le tambour de la tribu a touché terre. Il va, si vous ne le reprenez pas, perdre la baraka première, ne plus gronder pour vous, ne plus avertir des dangers qui guettent, ne plus appeler les braves à la mort. Votre tambour s’est tu, parce que, moi, Rayhana, la mauvaise, la dévergondée, je l’ai conquis », Le tambour des larmes, p 11-12.

Sous les feux de la rampe

Pour finir et au risque de ma répéter, je dis encore que Beyrouk a mis la littérature mauritanienne francophone sous les feux de la rampe. En effet, après ce prix Kourouma, personne n’osera encore demander s’il existe une littérature mauritanienne d’expression française. Et Dieu sait que cette question m’a été posée à chaque fois que je présentais une communication dans de colloques internationaux.  A voir la liste des noms des précédents lauréats de ce prix, nous ne pourrions être qu’admiratifs, et en cela le succès de Beyrouk mériterait d’être salué et apprécié à sa juste valeur. Avant lui, ce furent en effet des auteurs tels que Tanella Boni, Sami Tchak, Nimrod, Emmanuel Dongala, Scholastique Mukasonga, Kossi Efoui, Tierno Monénembo… La récompense de Beyrouk doit être saluée comme une revanche ; elle vient en effet mettre du baume au cœur de toute une génération d’auteurs et chercheurs mauritaniens qui ont toujours cru à la qualité et à la vitalité de la littérature mauritanienne de langue française en sacrifiant parfois sur l’autel du militantisme littéraire national des vocations.  

Cette consécration vient donc légitimer une littérature qui se débat depuis un demi-siècle dans le difficile mais ô combien exaltant combat de la reconnaissance que des esprits bien-pensants lui dénient. Oui, nous le savons depuis Hegel : « Rien de grand ne s'est jamais accompli dans le monde sans passion ».C’est cette même  passion qui t’a poussé et t’a permis, à toi Beyrouk, de hisser haut et fort l’étendard du «  pays du million des poètes » et de  porter  sur les fonts  baptismaux une littérature certes peu connue, mais dynamique, qui fait incommensurablement  son petit bonhomme de chemin, sans  tambour  de larmes  ni griot d’émir  mais sur laquelle le Ciel n’oubliera pas de pleuvoir.

M'bouh Seta DIAGANA
Maître de Conférences en Littératures Francophones à la Faculté des Lettres,
Université de Nouakchott, Mauritanie

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* Communication présentée par l’auteur lors d’une cérémonie d’hommage organisée le 26-06- 2016 à Nouakchott par l’AEMEF pour saluer l’attribution du prix Ahmadou Kourouma 2016 à Beyrouk.  

**Prénom de l’auteur objet du présent papier, M’Barek Ould Beyrouk, qui signe ses œuvres sous le nom de Beyrouk. (NDLR).

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