Dans ce « DIA » ( Entre) et LOGOS ( Paroles), dans cet « entre paroles » échange et partage qu'est le dialogue , que devient la parole devenue non parole, la parole inachevée, la parole qui ne dit pas, la parole devenue monologue, mur, frontières ?
Entre le besoin, la nécessité impérieuse inhérente à l'humain de la communication, du dialogue avec l'autre, et les contraintes diverses, les chemins qui biaisent l'échange, où se perd le dialogue ?
Comment ce dernier passe t-'il du statut de dialogue à celui de non dialogue ou de faux dialogue ?
Je ne parle pas du faux dialogue au théâtre par exemple, figure de style où le narrateur prend à témoin un auditoire dans un « dialogue » devenu monologue.
Je ne parle pas, non plus, du monologue de l'écrivain, centré sur une perception de lui propre à un moment précis. Ce faux dialogue qui devient dialogue dès lors qu'il est reçu par les regards des lecteurs. Donc faux dialogue redevenu dialogue par la magie du regard autre, spectateur et acteur...
Ces dialogues là, restent dialogues.
D'abord comment définir le « faux dialogue » ? Il n'est pas aisé de mettre des contours à un « entre paroles » qui ne serait plus « l'entre » de quoi que ce soit ; et qui serait devenu, par la force des choses, un semblant de dialogue.
Un dialogue est- il faux, peut- il être faux ? Un dialogue se doit- il d'être faux puisqu'il serait le pendant d'un dialogue supposé vrai ? Miroir, contre miroir...
Un dialogue qui ne serait plus sens d'ouverture, d'émission, de réception, de partage, qui ne serait plus une vérité émise à un moment, reçue par un interlocuteur, une réponse elle même vérité, qui ne serait plus signe d'empathie à l'autre, de sympathie à l'autre, de respect à l'autre, qui ne serait plus qu'une coquille vide, est- il un faux dialogue ?
Je suis femme, musulmane, arabe, berbère, africaine, européenne... Cela fait de moi le réceptacle de tant de dialogues autres que dans ce « Moi-l'autre-l'écartelé » de Rodney Saint Eloi, ce Moi qui est tant de choses et rien à la fois, ce Moi intersection de paroles différentes, je ne fais qu'osciller entre dialogue, dialoguisation, faux dialogue et « vrai » dialogue, si tant est que celui ci ait un sens pour mes racines métisses.
Ce premier « faux dialogue » de la parole métissée, de l'appartenance métissée. Qui dialogue en moi ? Qui dialogue avec qui ? Être la somme, l'aboutissement de dialogues antérieurs à moi, me rend sourde aux dialogues.
Je suis enfermée, première pierre de ce faux dialogue, dans une langue, celle que j'appelle la « langue de moi, à moi », la langue Moi et la langue de l'autre.
Cette langue maternelle qui est mienne s'oppose donc à la langue paternelle, aussi mienne, mais aussi autre.
Il est des pays et des cultures où cette revendication d'un dialogue aux autres et à soi en cette langue maternelle est d'une facilité déconcertante. Chez- moi ce n'est pas le cas.
Je suis d'un pays se revendiquant arabe et dont l'arabe est la langue officielle. Ma langue maternelle, le français, ce français dans lequel je pense, est considérée comme langue des colons, langue de l'acculturation. Ma mère est donc tuée en sa langue. Je suis donc tuée en elle. Je suis donc l'autre.
Il fut un temps où le dialogue passait entre ces deux langues, chacune représentant une symbolique, le français pour une élite formée sur les bancs de l'école française, l'arabe pour une autre élite. Les passerelles existaient, et qui dit passerelles dit dialogue. Ce n'était pas encore le temps des identités exacerbées, des identités recherchées.
Dans mon pays cohabitent plusieurs ethnies, plusieurs langues. Cela pourrait faire penser que les gens dialoguent entre eux, chacun porteur de son histoire et de sa mémoire. Il n'en est rien. L'imposition de l'arabe, l'arabisation forcenée a rompu le fragile équilibre entre composantes nationales. Là où l'arabe était étudié, appris par les populations noires de mon pays, il a presque disparu chez ces mêmes populations, emporté par une résistance à l'arabe comme identité imposée. Nous nous parlons mais nous ne dialoguons plus. Voici un exemple de faux dialogue par excellence : je te parle mais est- ce que je te parle ?
Quand la langue se fait fermeture, repli identitaire, elle ne permet plus le partage et l'échange. Elle n'est plus que monologue nourri à l'aune des rancœurs et des incompréhensions. Une langue, un langage devenu fantasme n'est plus dialogue avec l'Autre. Elle est d'abord monologue. Cela nous mine. Cela nous pèse. Dès lors que l'on charge une langue d'un affect politique, le dialogue meurt car en déclarant l'arabe comme seule langue valable et admise, le politique n'est plus que dans le miroir et le rejet. Comment dialoguer quand la langue de l'autre signifie d'abord force, pouvoir, obligation ? La langue arabe est notre langue mais elle n'est pas comprise par une partie de la population.
S'il n'y a pas traduction, donc dialogue premier, cela tourne parfois au ridicule car certains s'exprimant en langues dites nationales ne sont pas compris par leurs interlocuteurs et vice et versa.
Situation ubuesque, dangereuse que ce faux dialogue, ce dialogue de sourds entre habitants d'un même pays...
Résultat de ce faux dialogue, un non dialogue identitaire à fleur de peau. Et un pays qui s'enfonce dans les crises d'urticaires identitaires.
Cela n'est pas propre à nous. Mais cela est nous. Et nous sommes, de fait, cet « autre, écartelé ».
Quand la force remplace l'ouverture, le langage devient sens creux...
Une autre forme de ce que j'appelle le faux dialogue : le fameux dialogue dit interculturel, pensé par l'Europe, mis en forme par l'Europe, l'ancienne puissance colonisatrice.
Et qui dit dialogue interculturel, dans la pensée européenne, s'est peu à peu transformé en dialogue inter religieux, la religion, l'Islam, étant chose fascinante et en même temps « barbare ». Les événements dramatiques que nous connaissons depuis des années ont réduit le dialogue interculturel à un dialogue sur la religion de l'autre.
Du dialogue au monologue, la peur immobilisant la langue...
Avez vous remarqué le glissement de sémantique depuis des années : nous sommes passés de l'interculturel et de la nécessité de se parler pour se comprendre et, au moins ,s'apprendre, à « dialogue des civilisations ». Comme si une civilisation était une religion, réduite à sa part d'intemporalité.
Quand la presse européenne ou les politiques ou le citoyen lambda parle de dialogue des civilisations, il parle d'abord de religion et de dialogue inter religieux...
L’Europe nous fantasme , nous musulmans. Elle n'a pas tort mais le fantasme reste ce qu'il est : un non dialogue.
Pour anesthésier la peur de l'autre, la main tendue vers l'autre, c'est- à -dire nous, musulmans, est d'abord un discours à sens unique : je ne te comprends pas , donc je ne ne peux te parler mon langage. Je ne te comprends pas , donc tu es incompréhensible. Je ne te comprends pas donc tu es « terra incognita ». Je ne ne te comprends pas et je ne comprends pas ta religion, tes peuples, tes manières de voir le monde, donc je ré aménage ton espace à la hauteur de mes besoins géo stratégiques. Je ne te comprends pas donc je te remodèle.
Faux dialogue, faux dialogue, qui exacerbe les haines...
Ce faux dialogue entre une Europe repliée sur elle -même, en crise identitaire, en rejets, en peurs et nous, en implosion, en recherche d'une identité pré supposée perdue, en redécoupages régionaux et politiques avec, en filigrane et transcendant les barrières, le fantasme perverti d'un retour au califat des Abbassides ( l'imaginaire sanglant de DAESCH), ce faux dialogue reste muraille.
Pourtant, je reste persuadée que si l'Europe des Lumières, l'Europe qui a tant fasciné, qui nous a tant fasciné, se meurt, disparaît dans une logique de repli, ses idées et son apport au monde c'est à nous, Africains, Arabes de la ré inventer, du moins d'en ré inventer les concepts qui ont fait sa grandeur.
Comme nous nous sommes appropriés cette langue française, qu'elle n'appartient plus à la France ni aux Français, mais à nous qui l'avons reçu en héritage colonial, nous devons nous ré approprier ses idées, sa grandeur perdue.
Non pas en vivant en France ou en Europe, mais en vivant dans nos pays en recherche d'eux -mêmes.
Nous devons proposer à l'Europe notre Siècle des Lumières et offrir ceci à l'Europe vieillissante qui n'invente plus rien sur le plan des idées et des idéaux.
Lourde tache : nous recréer, nous créer, et recréer cette Europe qui ne nous connaît pas et qui nous gère à distance selon des fantasmes. S'ils ne peuvent dialoguer, dialoguons- nous. Forçons les à entendre et à revenir à l'échange. En faisant glisser les idéaux du Nord au Sud, puis du Sud au Nord, nous retrouverons, peut être le chemin d'un vrai dialogue des cultures.
Le dialogue viendra de notre capacité à recréer et à ré offrir.
Il y a aussi, le faux dialogue politique, très à la mode dans mon pays, mais aussi généralement en Afrique, ce faux dialogue qui est notre arbre à palabres.
Régulièrement on nous ressort les « assises du dialogue national ». Ca en dit long sur notre non dialogue et notre incapacité à nous entendre. Je ne parle pas même pas d'échanger... Il faut donc dialoguer entre opposition et pouvoir. Dialogue biaisé car le pouvoir est, de facto, à la table de ce dialogue. Il a donc tout à gagner. Il est tenant et aboutissant de ce dialogue National.
L’opposition suit ou plonge. Donc dialogue tout sauf national et faux dialogue par excellence.
D'un faux dialogue entre communautés, à un faux dialogue politique qui est présenté comme la panacée à nos crises politiques et de gouvernance, nous avons perdu le langage autre que celui des besoins primaires : j'ai faim, j'ai soif, etc... C'est le grand enfermement, l'ubuesque dialoguant....
L'ubuesque faux dialoguant.
Il nous faut nous rendre à nouveau maîtres du langage, de la parole offerte, de la parole reçue.
Il faut repenser une circulation des dialogues pour éviter le non dialogue, en construisant un objet dialogal, un méta discours...
Comme le disait Braque, « rechercher le commun qui n'est pas le semblable »...
-----------------------------------------------------------------
(*) Le présent papier a été fait et présenté par son auteure dans le cadre de la Quatrième Rencontre Euromaghrébine d'Ecrivains sur le thème "Littérature et dialogue" qui s'est tenue en Tunisie, du 4 au 6 mai 2016 au Palais Ennejma Ezzahra-Sidi Bou Saïd. Trois écrivains et poètes mauritaniens y ont présenté des communications : Aichetou Mint Ahmedou, Mamoudou Lamine Kane et Mariem Mint Derwich. Nous publuerons leurs interventions que nous inaugurons ici par celle Mint Derwich. De par son parcours et son engagement littéraire atypiques, son metissage et sa pluralité culturels, cette écrivaine constitue à elle seule un riche laboratoire de dialogue, où se déroulent des réactions multiples. Elles sont l'expressin de plusieurs facettes de la littérature mauritanienne francophone. EBMM (maurictu.info)