Ici l'ombre / par Karim Miské (nouvelle)*

Véra Djankovic était ma grand-tante. Il y a quelque chose de troublant à prononcer ces mots ici, dans ce studio reconstitué à l’identique. Horloges, machines, moquette, gobelets de café, odeurs. Son studio. Entrer ici, c’est revenir plus de soixante ans en arrière, en ces insouciantes années de l’aube du millénaire où Véra assurait la mise en ondes de la mythique matinale de RFI. Sans elle, sans son incroyable détermination, qui se souviendrait encore de Radio France Internationale ? Alors que la France elle-même a disparu, comme toutes les autres nations. Mais je m’égare, l’émotion sans doute. Évoquer Véra n’est jamais neutre pour moi. Elle était la personne que j’aimais le plus au monde, celle qui a donné un sens à mon existence. Celle qui nous a tous sauvés.

Véra.

Imaginez-la assise derrière cette table de mixage vintage, en ce matin du dernier direct de RFI à partir de la Maison de la Radio. Elle sirote un gin tonic, bien qu’il soit six heures du matin en Temps Universel. Ce jour là, tous buvaient, pour atténuer autant que possible la douleur de l’arrachement à ce lieu qui comptait tant pour eux. L’ambiance était fiévreuse, électrique. Ravageuse. Il fallait aller au bout de la destruction pour pouvoir renaître ailleurs. Un étrange mouvement de pillage généralisé s’était emparé de tous. Journalistes, assistants, stagiaires, techniciens, pas un qui n’arrachait un bout de moquette, un panneau de signalisation ou un câble de micro. Des gens normaux, insérés, bien élevés même pour certains. Des gens qui n’auraient jamais dérobé ne serait-ce qu’une boite d’allumettes au supermarché, se mettaient à démanteler le lieu de travail dont ils étaient chassés après deux, dix ou vingt ans de bons et loyaux services. Pas mis à la porte, non. Chassés à proprement parler de cette maison ronde où ils avaient leurs habitudes depuis si longtemps. En les forçant à partir, on leur enlevait une partie d’eux-mêmes qu’ils tentaient comme ils le pouvaient de se réapproprier à travers les objets, les bouts de revêtements dont ils s’emparaient. Véra avait mis de côté une horloge à diodes rouges. Puis elle avait entrepris, grâce à la distance cotonneuse de l’alcool, de regarder les autres et leur ballet. Ce mélange d’excitation et de désarroi, le besoin de commettre ensemble ces actes illégaux. S’unir dans l’énergie primitive du potlatch.

Comme elle me le raconta quarante-cinq ans plus tard, c’est à ce moment précis que la vision commença à se former. Alimentée par le gin et la fébrilité ambiante, une nébuleuse d’images et de mots tournait dans sa tête sans relâche. Matrix, Terminator, De Gaulle, l’impermanence des choses, l’immanence, la résistance. L’abandon de ce lieu avec lequel sa radio faisait corps depuis toujours déclenchait un processus mental sur lequel elle n’avait aucune prise. Une mission se dessinait, de l’ordre de la destinée, du karma. Un truc énorme, flou et inexplicable. Elle se sentait comme Noé à la veille de bâtir son bateau, sauf qu’aucun dieu ne lui susurrait à l’oreille. Sa route était tracée et rien ne pourrait plus l’en détourner.

Grâce à son pass et à sa parfaite connaissance des lieux, elle se glissa partout comme une petite souris et réussit à faire sortir, le plus discrètement du monde, l’essentiel de ce qu’il lui fallait. Mais vous connaissez tous ce récit, raconté mille fois, déformé dix mille. Rien n’était plus loin de Véra que l’idée de donner naissance à une légende tissée de je ne sais quels miracles, et si je suis ici aujourd’hui devant vous, c’est pour rétablir une vérité toute simple. Il s’agit de l’histoire d’une jeune trentenaire lucide et libre qui soudain, allez savoir pourquoi, écoute son intuition. Elle voit, elle sent, elle sait, que le pire est devant nous. Une vision aussi précise et effrayante que le moment où le lion s’élance sur la gazelle dans un documentaire animalier sur National Geographic. L’avenir de l’humanité lui apparaît comme une inéluctable glissade vers le côté obscur. La sensation l’emporte totalement, mais elle ne peut mettre des mots dessus. Et même si elle le pouvait, à qui en parler ? Sauf à passer pour une vraie dingue. Plutôt que de perdre son temps à prêcher dans le désert au risque de se retrouver à Sainte-Anne, elle décide de faire ce qu’elle sait juste et nécessaire. Seule jusqu’au jour où, elle en est certaine, viendra celle ou celui qui comprendra son idée folle et prendra le relais. Car Véra croit. Pas en Dieu, non. Mais en la radio et en l’humanité. Une seule et même chose, à ses yeux.

Cela se passait en 2013, mon père avait un an, mon grand-père, le frère de Véra, habitait la maison familiale de Longjumeau. Abandonnant son petit studio de Belleville, elle aménagea les dépendances inoccupées de la propriété. Hors des regards, elle bâtit peu à peu son œuvre, tout en continuant à travailler durant plus de vingt ans à RFI, à Issy-les-Moulineaux, puis plus loin encore, dans des bâtiments toujours plus modernes et moins incarnés. Véra aimait la vie, elle souriait beaucoup. Bien qu’entièrement vouée à sa mission, ou peut-être grâce à cela, elle était légère, heureuse. Sa vie, pourtant, était devenue monacale, sans amant.e.s, ni enfants.

En 2035, l’invention de l’hypernet annonça la fin de toute autre forme de transmission. En moins de cinq ans, disparurent la FM et la TNT. Impossible d’émettre quoi que ce soit sans accès au Réseau Global Unifié. Le sinistre RGU venait tout juste de passer sous le contrôle total du GCM, le Grand Conglomérat Mondial né du rachat pur et simple des Nations-Unies par un consortium composé de Google, Facebook, Amazon, Apple, le FSB, les triades 14k et Sun Yee On, le Cartel de Sinaloa, la Mafia siciliano-nigériane et ISIS. Une forme inédite de totalitarisme. L’alliance mondiale du crime, de l’oligarchie et du IT business sur fond de banqueroute des États-nations. Mais je ne vais pas vous apprendre ce que nous avons tous vécu. Qui parmi nous, les survivants de la radio-révolution, n’a pas vu la vidéo de la décapitation d’un membre de sa famille tourner en boucle sur l’hyper-toile ? Qui n’a pas souffert dans sa chair et son âme de ce régime de terreur numérique ?

Discrète et énergique, comme à son habitude, Véra avait échappé à la surveillance d’un système qui avait la présomption de croire avoir absorbé l’ensemble de la réalité du monde. En ces années-là encore, les activistes héritiers de l’époque des Printemps Arabes, de Wikileaks et autres Anonymous, croyaient pouvoir agir à l’intérieur du RGU. Il leur fallut du temps pour comprendre que l’incroyable espace de liberté qu’avait représenté internet était devenu la plus gigantesque prison qui soit, maintenant que des criminels étaient à sa tête. Des criminels qui avaient réussi à en centraliser le contrôle au moment même du passage à l’hypernet. Véra seule savait depuis plus de vingt ans que le salut viendrait du dehors. Que si internet avait réussi à faire sombrer l’ordre ancien, il fallait nécessairement sortir de la toile pour se libérer de la monstrueuse société d’hyper-contrôle qu’elle avait, à la surprise quasi générale, engendrée. Échappant à tous les radars, ma grand-tante avait paisiblement achevé son œuvre. Il lui restait à l’entretenir, puis à la transmettre.

En 2045, je naquis. Là encore, en l’espace d’un cillement, elle sût. Je serais son Luke Skywalker, son Neo, son John Connor. L’année de sa retraite coïncida avec la disparition de RFI, comme de toutes les radios. Les maitres de l’hypernet avaient définitivement éliminé l’ensemble des médias qu’ils n’avaient pas eux-mêmes créés. Elle passa les années cinquante à courir les brocantes, à la recherche de vieux transistors ondes longues, courtes et moyennes. Dès que j’en eus l’âge, je l’accompagnai. Puis, l’année de mes treize ans, elle m’initia à son projet secret et fit de moi son successeur, celui qui porterait la révolte. Comment vous décrire le sentiment particulier qui m’envahit le jour où elle souleva le vieux rideau de fer à manivelle qui protégeait son univers ? Au moment précis où elle alluma les lumières du studio, je sus quel serait mon destin. Quatre ans plus tard, à sa mort, la radio n’avait plus de secret pour moi. Par capillarité, dans l’Essonne, d’abord, puis de plus en plus loin, jusqu’aux confins de l’Europe et du Maghreb, je distribuais des transistors, montais patiemment un réseau, installais des réémetteurs dans les zones les plus reculées. Le reste fût un jeu d’enfants. Reprendre les vieilles techniques de l’insurrection des banlieues parisiennes de 2005, celles des Révolutions Arabes, le tout avec l’esprit de Radio-Londres plus d’un siècle avant ma naissance. En 2065, le jour de mes vingt ans, j’émis pour la première fois. Seul dans le studio de Véra qui nous avait quittés, le sourire aux lèvres trois ans plus tôt, je prononçais les mots qui allaient tout faire basculer. « Ici l’ombre. Les humains parlent aux humains… »

La suite, vous la connaissez. Les sbires du Grand État Mondial n’étaient équipés que pour espionner l’hypernet. Jamais il ne leur serait venu à l’idée qu’une révolution low-tech pourrait faire chuter leur système de murdertainment. Depuis vingt ans que les radios avaient disparu, ils ne disposaient plus des moyens techniques pour repérer les émetteurs. Le temps qu’ils s’en rendent compte, ils avaient déjà perdu une bonne partie du territoire mondial. La guerre fût terrible, nous perdîmes bien des nôtres, mais nous finîmes par balayer ce régime monstrueux. Pour cette génération à tout le moins.

Si nous avons reconstitué le studio dans lequel travaillait Véra en 2013, si je vous ai tous réunis ici aujourd’hui, c’est pour ne jamais oublier d’où l’étincelle de la révolte était partie, avant même que n’existe le système qu’il faudrait un jour abattre. Ne jamais oublier que tout était né sous cette horloge rouge délicieusement vintage. Alors que s’égrenaient les secondes sous le regard mélancolique et légèrement brouillé par l’alcool de celle qui deviendrait ma grand-tante et surtout l’artisan de notre liberté retrouvée.

 

 

* Écrivain, réalisateur et scénariste, Karim Miské a été aussi journaliste. C'est par la radio qu'il a commencé. Sa présente nouvelle, "Ici l'ombre", s'acncre dans cette période. Il le dit lui-même: "Avant de faire des films et d'écrire, j'ai fait de la radio. Avec beaucoup de bonheur. Ce texte futuriste qui mêle terreur et espoir, s'ancre dans cette brève période du début des années 90 qui m'a vu arpenter les couloirs de la maison ronde".

Par ailleurs, l’auteur a obtenu plusieurs prix ou distinctions, dont trois prix littéraires pour son roman « Arab jazz » :

  •  Grand prix de littérature policière 2012
  •  Prix du goéland masqué 2013
  •  Prix du meilleur polar des lecteurs de Points 2014.

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