
Je viens de terminer la lecture passionnante de l'ouvrage de mon ami Cheddad, de son vrai et moins célèbre nom, Ahmed Salem Ould El Moctar.
Dans ce livre intitulé "Ce que je pense avant de tout oublier", Cheddad essaie, avec succès d'ailleurs, de se départir enfin d'une carapace de réserve impénétrable qui l'a toujours enveloppé et présenté comme un personnage mystérieux.
Je l'ai connu très tôt (ou plutôt, je l'ai côtoyé de près) au lycée de Rosso et à Méderdra, sans jamais pouvoir déchiffrer ce qu'il cachait derrière son pas accéléré et son regard furtif...
Je le voyais toujours empruntant les ruelles les plus étroites, sans se mêler aux attroupements qui se formaient ça et là pour les raisons les plus anodines.
Je savais, par intuition, qu'il était un grand gradé dans le mouvement des "Kadihines" et j'entendais souvent les "camarades" parler de lui avec une admiration qui ne se justifiait pas à mes yeux et cela accentuait cependant mon désir de l'approcher de plus près...
Ce n’était pas facile de l'approcher (j'étais d'ailleurs tenté décrire : de l'apprivoiser) et il me paraissait même que je n’en n’avais pas le droit…
Il faut reconnaître, à sa décharge, que mon grade dans le mouvement révolutionnaire en vogue à cette époque-là n'a jamais dépassé le stade de "sympathisant précautionneux" (pour ne pas dire froussard) et que pour cela, je ne méritais pas le privilège de rentrer dans le secret des Dieux...
J'assistais pourtant aux réunions qui se tenaient régulièrement chez Ehl Khoubbah ou chez Ehl Zein et que lui - Cheddad - ne ratait jamais.
Au cours de ces réunions, il était toujours silencieux et presque effacé. On dirait que les "grands camarades" savaient lire ses pensées à travers son regard fuyant et (on dirait) timide...
Il m'est arrivé plus d'une fois de penser naïvement qu'il me prenait pour un indicateur de la gendarmerie (un mouchard) tellement il était bref avec moi quand je le croisais par hasard en ville bien que cela arrivait presque quotidiennement.
Nous étions du même milieu mais il me semblait tellement "occupé" par "d’autres choses" qui l'empêchaient de s'extérioriser et de mener une vie ouverte comme tous les jeunes de son âge.
Ce livre est enfin venu pour répondre clairement à des questions -qui le concernent en premier lieu et que je me suis toujours posées depuis plus de quarante ans.
Grâce à ce texte magnifique bien rédigé, j'ai enfin connu Cheddad... Ce n'était pas chose facile et je reconnais aujourd'hui lui devoir des excuses pour les préjugés les plus fous que j’avais à son égard.
En fait, je ne croyais pas qu'un mauritanien pouvait aussi longtemps garder le même rythme de vie et supporter autant de sacrifices pour une cause quelconque.
J'ai savouré le récit de sa naissance, ses rapports avec les maîtres, ses anciens maîtres ou alliés, sa vie scolaire faite de détermination et de témérité et son parcours révolutionnaire qui l'a contraint à une éternelle clandestinité qui lui va toujours bien d'ailleurs.
J'ai aussi détecté le visage humain et presque sentimental de Cheddad à travers ses rapports avec ses parents de tous bords et même à l'égard de ceux qui voulaient le prendre à la légère et le maintenir dans un état primitif de dépendance sociale...
Je n'y ai décelé aucune rancune, aucun sentiment d'infériorité et c'est cela qui a fait la force de l'homme et affermi ses capacités d'endurance.
Aujourd'hui, je peux me prévaloir de connaitre le vrai visage de cet ami qui me paraissait hermétique.
En plus de tout cela -et c'est le plus important- ce livre retrace fidèlement les moments forts de la plus sérieuse période de l'histoire politique de la Mauritanie indépendante : l'ère du MND et du mouvement (ou parti) des Kadihines.
Ces "camarades", pétris dans l'abnégation et la clandestinité, n'ont jamais voulu nous révéler les secrets de leur mouvement, au risque d'étouffer à jamais la lutte héroïque qu'ils ont menée contre le néocolonialisme et les premiers faux pas de la République naissante.
Et bien que plusieurs d'entre eux (pour ne pas dire l'écrasante majorité) aient vite oublié leur engagement au contact des climatiseurs et de l'argent bienfaiteur, certains - comme Cheddad - sont restés égaux à eux-mêmes et se rappellent encore avec détails les "belles" années de privations et de torture qu'ils ont endurées.
"Ce que je pense avant de tout oublier" est donc un livre-témoin dont la lecture m'a ouvert les yeux et permis de comprendre et d'apprécier un grand ami qui m'était jusque-là inconnu.