Introduction
Al marhoum Ahmed Baba Ould Ahmed Miské, écrivain, poète, penseur, sociologie, homme politique, diplomate, mais aussi Vetaa de el voutouaa ? grand intellectuel avec des connaissances encyclopédiques, Miské était tout ça à la fois.
Sa disparation est une perte, non seulement, pour la Mauritanie et les Mauritaniens mais aussi pour l’Afrique, le monde arabe, les musulmans, les Français et les francophones.
Il incarnait l’image d’un intellectuel ouvert parfaitement bilingue qui a su avec sagesse comment pouvoir s’attribuer les cotés positifs des deux civilisations mauritanienne et française ; orientale et occidentale qu’il aimait et qu’il traduisait dans ses poèmes et ses œuvres.
Par sa maîtrise des deux langues et grâce à ses efforts, il a crée un rapprochement entre les lecteurs des deux langues et des deux civilisations.
Excellent arabophone et francophone, il a pu présenter une vraie image forte et crédible d’une Mauritanie multiraciale et multiethnique avec des traits de ressemblance à la France malgré les particularités de chacune.
Je m’arrête sur deux points essentiels chez Ahmed Baba, comment il a présenté :
- Ces traits de ressemblance et comment il a présenté l’image de la Mauritanie
- La poésie mauritanienne et les poètes mauritaniens
1-La Mauritanie, traits de ressemblance
Peu connu, le pays s'est forgé avec le temps, une bonne image en occident.
Ahmed Baba MISKE fait la comparaison et affirme dans « Le Wâsît : tableau de la Mauritanie au XX ème siècle que “Pour donner une idée du rôle de ces trois groupes (Zawayas, Ban Hassanes et Aznagha), on pourrait comparer (d’une manière très approximative sous de nombreuses réserves) cette société à celle de la France au Moyen-Age, le rôle des Seigneurs féodaux était joué par les guerriers, (tout au moins, les grandes familles guerrières), celui du clergé par les lettrés et celui des Serfs par les tributaires ».(Miske, 1970, 151)
BLACHERE dans le Bulletin de l’Institut Français d’Afrique Noire, dans un article intitulé « Image de la Mauritanie saharienne dans la littérature française », évoque que le pays, à propos de son rapport avec la France, a connu deux étapes différentes :
Dans une première période d’exploration, les voyageurs, les aventuriers ou les commerçants qui ont passé par la Mauritanie, dit-il nous proposent,, une image qui manque de vérité. Car « Deux types d’erreurs peuvent fausser le jugement du voyageur (narrateur) qui part à la découverte du TRAB EL BIDANE avant l’époque des conquêtes militaires : l’un vient des conditions géographiques et sociologiques dans lesquelles se trouve l’exploré. L’autre procède des raisons économiques ou psychologiques qui ont motivé l’exploration ».
Cette vision qui dominait chez les Français, provient des multiples récits, et rapports issus de cette expérience hâtive.
Mais avec l’apparition d’autres œuvres prestigieuses de type « Terre des hommes », « La citadelle » (Saint-Exupéry) ; « Les voix qui crient dans le désert » d’Ernest Psichari ; « Pieds nus à travers la Mauritanie » d’Odette de PIGAUDEAU ; « Un homme sans l’occident » de DIEGO BROSSET, l’image du pays changea. Car en cette période le pays commence à être de plus en plus connu. On voit se dessiner au début du XXème siècle une très profonde modification d’attitude et de jugement à l’égard des Maures ” (BLACHERE, 104), différente de celle développée par la 1ere génération des explorateurs.
Ainsi la vision à l’égard des Maures « pillards » ou « laudateurs » se transforma. Considérés dans les premières œuvres comme « hommes malhonnêtes » : « pillards et voleurs », ils deviennent « hommes nobles » ou « adversaires sérieux ».
On peut même aller plus loin et dire avec beaucoup de certitude que le pays a inspiré aux écrivains français des traits et des images de ressemblance à la France métropolitaine. Tel le cas d’Odette de PIGAUDEAU dans un séjour au Mahsar, de l’Emirat d’Ehl Mouhamd Lehbib, laquelle nous disait : « Certains jours de février, en Mauritanie ont les douceurs de juin en Ile-de-France. Ce premier matin de voyage au Mahsâr nous offrait un pâturage reverdi semé d’arbres ronds comme des pommiers sauvages, sous un ciel bleu pommelé de nuages blancs. L’air était léger. Des papillons butinaient les houppes parfumées des acacias ». (De PIGAUDEAU, 255).
Sur le plan spirituel, les marabouts lettrés sont comparés eux aussi au clergé.
BLACHERE évoque cette ressemblance lorsqu’il disait : « la structure particulière de la société maure avec sa caste noble, les Hassanes et son clergé, les marabouts, autorise la comparaison avec la société médiévale européenne ».(Ibid, 41)
Cette image de noblesse et de grandeur chez les Maures est évoquée également par De PIGAUDEAU quand elle présente l’Emir des Trarza Ahmed OULD DEÏD, comme « un héros de l’Iliade, bien fait pour vivre dans cette atmosphère mauritanienne chargée de la grandeur des légendes antiques ».
La première image donnée par ces récits de voyageurs était hâtive selon MISKE. Le pays était un fief d’insécurité, de vol de pillage, de pauvreté et de misère, comme le prouve d’ailleurs cette leçon d’orthographe maladroite. Les extraits de cette dictée intitulée « Dans un campement maure » sont les suivants :
« Dans tout ce pêle-mêle sale, presque hideux un ou deux coffres carrés aux ferrures étincelantes, contenant la fortune du cheik et les bijoux des femmes.
Autour de ce campement la plaine immense brûlée, inanimée, et à l’horizon, se profilant sur le ciel clair, la silhouette décharnée des chameaux paissant en liberté.
Telle est la demeure mobile où le Maure passe sa vie, roi loqueteux et hautain, entouré de femmes hâves, au profil de madones, mères, nourrices artisanes, tout à la fois ; tandis que le chien fait sentinelle, méfiant et sobre comme son maître.
C’est un étrange spectacle que celui de ces hommes au teint basané et au regard farouche, vêtus de haillons qui, de loin, ont l’air de draperies et qui sous leurs ignobles défroques, conservent la fière majesté des antiques patriarches ».
Cependant SAINT-EXUPERY affirmait que les Gouverneurs Français de l’époque coloniale sont venus pour changer cette Mauritanie et la rapprocher des normes occidentales. Ils n’y arriveront pas et « Coppolani, Frèrejean, R. Arnaud, Diego Brosset étaient envoyés pour transmettre un pays, lui donner un visage déchiffrable selon les normes occidentales, ce fut pourtant le pays qui transforma les hommes ». (Blachère, 42).
BLACHERE va plus loin et affirme que « le Maure n’a pas changé de nature, mais le Français avait changé d’état d’esprit.
Ainsi, disparaît l’indifférence de l’opinion française à l’égard de la Mauritanie. Bien plus même la littérature romanesque de la première moitié du XXème siècle allait s’emparer du Sahara et des thèmes nouveaux qu’il offrait à l’imagination ». Nous dit Blachère.
Et pour monter l’image de cette Mauritanie multiethnique sous l’empire almoravide où Maure est synonyme de Noir, MISKE va plus loin et précise : «Il suffit d’ailleurs d’interroger l’Histoire pour s’apercevoir que les Berbères, puis les Sarakollés, les Toucouleurs, et enfin les Peuls ont en plus d’un millénaire un destin commun.
Les Almoravides qui ont conquis le Maroc et l’Espagne comparaient des Toucouleurs du Tekrur (Fouta Toro) à des Sarakollés du Ghana à côté des fondateurs du fameux “ ribat “ et que les Maures pour les Espagnols c’était cet ensemble. Ce qui explique en partie que, dans la littérature européenne «Maure» est synonyme de Noir,
2- La poésie mauritanienne
Vient renforcer cette idée de ressemblances la poésie mauritanienne Shiir ou Ghna, la poésie en Mauritanie et les chants, tel l’amour courtois dans les pays d’oc avec Guillaume IX d’ Aquitaine, sa petite fille Aliénor et le troubadour Marca bru.
Les poètes courtisent les femmes. La réaction de l’aimée, au service d’amour et du sacrifice, peut décevoir, mais l’insatisfaction procure, même au poète, une sorte de jouissance.
Les règles sont fixées :
Le service d'amour peut ne pas être payé
L’amour risque à tout moment d'être perturbé par le gardien, le calomniateur, le diffamateur ou le mari jaloux ou pour dire en arabe les perturbateurs de la rencontre sont : le raquib, le nammam, le hasid, et le adil.
Mais, dans tous les cas, l’amant doit éternellement rester obéissant et accepter sa souffrance.
Cette poésie troubadour passionne les poètes mauritaniens.
Dans leurs joutes poétiques, les poètes célèbrent l’amour et la beauté parfois sans pudeur et sans fausse honte. Les filles sont des gazelles que les poètes courtisent et à qui ils chantent des louanges.
La musicalité des vers va de pair avec le thème. Les poètes jouent avec les mots et créent des nouveaux mondes et des nouveaux édens.
Les Mauritaniens, récitent ces poèmes et racontent les aventures des poètes portant sur leurs expériences sentimentales et les joutes poétiques qui les ont opposés. D’ailleurs le pays est surnommé « le pays au million de poètes» que ce soit la poésie arabe shiir, utilisée surtout chez les intellectuels ou la poésie Hassaniya, le ghna employée à une large échelle chez la société maure
Sur ce thème Ahmed Baba affirme :
«… La société bédouine s’est toujours caractérisée par une grande passion pour la poésie et tout le monde y est plus ou moins poète. Le shiir inaccessible pour beaucoup, ne pouvait donc suffire à satisfaire ce besoin.
C’est pourquoi une poésie vraiment populaire, legtâa (duel) a connu un très grand développement et s’est peu à peu imposée aux lettrés eux-mêmes » (Miské, 152)
La femme n’est pas absente. Ahmed Baba affirme qu’il existe, parallèlement à leghna et au shiir, le tebrâa, sorte de poème, réservé aux femmes.
Le chant est également très répandu malgré les réticences des Zawayas (lettrés religieux). En fait, les jeunes sont en grande partie des poètes ou des mghannîns de (leghna). Ils pratiquent parfois leghna surtout lors des cérémonies de mariage et des invitations ; mais aussi les visites des griots laudateurs à l’improviste en quête d’argent ou de biens,
Les jeunes apprennent l’art de la musique et le luth du Tidinît. Ils connaissent par leurs expériences d’audition à quel moment et en quel évènement il faut dire gûl ou gûli, terme précisant que le poète vient de composer son poème.
Legtaa ou duel poétique constitue un événement passionnant lors des grandes cérémonies. C’est un élément essentiel pour l’animation du spectacle. Il peut prendre plusieurs formes selon les relations entre les deux adversaires, entre leurs tribus ou leurs milieux. Ahmed Baba rapporte dans ce sens « Très souvent le défi est même direct et personnel et il s’ensuit des joutes poétiques dont le ton varie de la taquinerie amicale à l’insulte grossière en passant par toutes les gammes des insinuations malveillantes ».
Dans tous les cas, la poésie « mondaine ou non mondaine est l’un des passe-temps favoris chez la société Maure » (.DE CHASSEY, 701).
Cet art shiir ou ghna, passionne le nomade mauritanien qui en fait un passe-temps favori dans une cérémonie autour du thé. DE CHASSEY écrivait à ce sujet : « Ainsi, sait-il (le nomade mauritanien) goûter infiniment trois verres de thé devant sa tente, au souffle de la brise du soir après une étouffante journée ou apprécier une simple conversation avec des amis après une longue randonnée solitaire mieux que le sédentaire ne peut jouir d’un tanguent plantureux ou de solennelles palabres de foule » .
Les veillées des nuits, autour du thé et en présence des griots, sont souvent les occasions des rivalités et des joutes entre poètes. Le the doit suivre la règle des « 3 J », qui veut dire :
- premier j : jaar ou boire le the au ralenti, d’une autre manière faire durer le plaisir
- deuxieme j : jmaar ou faire le the sur la braise, qui va de pair avec ce slowness
- troisieme j : jmaa ou boire en communauté, pour faire partager le plaisir
Le défi entre poètes est rapide. Il peut prendre plusieurs sortes et va d’une simple moquerie ou blague a la taquinerie. Mais la tension peut monter pour atteindre la grosse insulte. Cette dernière n’est pas appréciée par le public qui y trouve une attitude arrogante. Le poète « talentueux », mesure ses mots et place sa moquerie d’une manière indirecte. Il parle d’équilibre si l’adversaire est infirme ; de noblesse, si son rival est tributaire ; d’éloquence, s’il s’agit d’un bègue. Le poème composé doit obligatoirement aller de pair avec les voies et les modes de musique traditionnelle et du Tidinit.
Ces joutes sont mémorisées par le public, qui les divulgue au moment convenu et lorsque besoin y est.
Quant au Tebraa ou poème de femme, c’est un poème composé de deux vers ou de deux hémistiches, créé par les femmes, qui y expriment, en toute intimité, leurs sentiments. Mais aussi, peut-être chanté par les griots. Le public qui ignore les faits et les contextes, n'arrive pas ou arrive difficilement à décoder le tebraa et a reconnaitre l’amant en question, jamais nommé par son nom, mais, toujours défini par un trait particulier : d’apparence, d'origine ou de fonction. Alors convergent à la fois dans les joutes poétiques shiir, ghna et tebraa, l’amour, l’humour et la moquerie.
Ce genre de ressemblances et de traits n’est qu’un seul simple exemple de multiples points de rencontre, de convergence et d’échange mutuelles entre deux civilisations que les différences politiques et religieuses qui séparent l’islam et la chrétienté n’étaient pas cependant, assez impérieuse, pour élever entre les deux mondes une barrière infranchissable et complètement opaque.
C’est pourquoi et face aux dangers des conflits civilisationnels ce genre d’homme est une monnaie rare, car il nous appartient de lire l’Histoire et le passé afin de sortir le commun qui nous rapproche, les points de rencontres et de convergence pour pouvoir vire un présent apaisé et penser l’avenir et comprendre d’où il vient. Et c’est possible !
Mohamed Ould Cheikh Ould RABANY
Bibliographie :
- BLACHERE, J-C. 1971. L’image de la Mauritanie saharienne dans la littérature française, in Notes Africaines Université de Dakar : Institut Français d’Afrique Noire IFAN 132.
- BROSSET, Diego.1932. « Les Nemâdi », Renseignements coloniaux, n° 9,
- CHASSEY, Francis De. 1977. L'étrier, la houe et le Livre "sociétés traditionnelles" au Sahara et au Sahel occidental, Paris : éditions Anthropos.
- CHASSEY, Francis De. 1984. Mauritanie 1900-1975, Paris : l'Harmattan.
- DE PIGUAUDEAU, Odettes. 1936. Pieds nus à travers la Mauritanie, Plon, 2ème édition, 1992. Paris : édition du Phébus.
- MISKE, Ahmed Baba. 1970. Al-wasït, tableau de la Mauritanie au début du XXè siècle, Paris : Klincksieck.
- TAINE CHEIKH, Catherine. 1979. « Aperçus sur la situation socio-linguistique en Mauritanie » in Introduction à la Mauritanie, Centre de Recherches et d'Etudes sur les sociétés méditerranéennes, Centre de d'études d'Afrique noire. Paris : Editions CNRS, p. 167-173.