« Une aigle sur la terre », roman historique, hommage ou témoignage?

Susciter un débat sémantique ne constitue certainement pas un objectif pour l’auteure. Bien au contraire ! Je suppose tout de même qu’elle a dû hésiter : roman ou témoignages ? Elle a finalement tranché : pas question d’afficher le caractère fictionnel de son dernier livre, « Une aigle sur la terre ».

Pourtant il est irréfutable. Et ce n’est pas la modestie de Nene Dramé, qui nous en détournera, nous autres lecteurs admiratifs de ses écrits. Les caractéristiques du roman sont en effet manifestes et présentes partout : à travers le mode de narration, à travers les personnages, leurs dialogues, leurs portraits, à travers les intrigues et leurs formes…

C’est vrai néanmoins que le récit repose sur des réalités vécues. Les dire, le plus fidèlement possible, constitue un souci majeur chez l’auteure, bien qu’elle ne l’avoue pas.

Comme dans son roman précédent, Néné Dramé nous fait plonger dans un environnement humain et social qui l’a marquée personnellement. Elle n’est cependant ni actrice, ni témoin oculaire, de ce qui se passait. Contrairement au « Printemps de Tourarine », ici, elle n’a rien vécu de toute l’histoire, mais s’attache à la décrire comme elle l’a entendue. Elle est toutefois loin de servir de tambour de résonance pour ce que racontent les « anciens». Elle leur rend quand même implicitement hommage : racole les bribes disparates de leurs récits historiques, colmate leurs brèches, les reconstitue à sa façon et donne une forme esthétique attrayante à ce qui en sort.

 Cela donne naissance à un délicieux fruit littéraire qu’elle a obtenu à force d’imagination. Si ce n’est pas «un roman », comment classe-t-on une telle œuvre ?

 Je ne m’attarderai pas trop sur la question. Deux raisons m’en empêchent. D’abord, j’ignore la frontière exacte entre roman et témoignages. Puis, mon esprit est ailleurs : je suis bouleversé, peiné, révolté... 

Avec des mots très simples, aussi clairs que l’eau de roche, Néné Dramé dresse un tableau peu réjouissant d’une population colonisée en plein milieu de la Deuxième guerre mondiale. Soumise de force et en perdition morale, elle se démêle sous l’emprise d’un colonialisme français dépravant et terriblement cynique. Les femmes sont les premières touchées.

Marya, la maquerelle, offre les jeunes dames aux plaisirs sexuels des soldats français sur un plateau d’argent, moyennant quelques sous ou des biens matériels bien modestes. Elle invente ainsi et développe, à sa manière, une forme jouissive du tristement célèbre « bordel militaire de campagne » que pratiquait l’armée coloniale française.

 Son invention a pour nom « touches, touches ». Il s’agit d’une cérémonie de danse féminine où les jeunes danseuses devaient faire tout pour mettre en avant leurs bustes, et les militaires français en profitent pour leur caresser les seins, sous l’instigation et l’encouragement de l’organisatrice de la fête. Des scènes vraiment humiliantes pour ces pauvres jeunes filles éduquées dans la pudeur, loin de tout exhibitionnisme !  

Malgré cela, la perception de l’auteure n’est pas manichéiste. Dans sa relation des évènements, on ne trouve pas, d’un côté, les « bons » et, de l’autre, les « méchants», bien que l’opposition est nette entre le colonialisme et ses victimes. Sur cet aspect, Nene Dramé a fait preuve d’originalité quand elle a évité de présenter les relations et les comportements, humains et sociaux, chez les uns comme chez les autres, sous un prisme binaire, simpliste et réducteur.

Dans le camp des colonisateurs, le lieutenant Seck, commandant de la garnison, et première autorité militaire et politique dans le village, fait preuve de bonté et de bonne foi en s’investissant totalement pour servir ses administrés. Mais a-t-il vraiment les coudées franches? Ses origines africaines seraient- elles pour quelque chose dans son amabilité et sa générosité envers les autochtones ? 

  Par contre, ses frères d’armes et subordonnés « blancs », eux, se comportent en conquérants terribles qui n’ont aucun scrupule : se livrent à la prostitution, aux viols et à l’exercice de l’injustice ; et les habitants indigènes en sont les victimes. Pour se servir, ces petits tyrans ne reculent devant rien, corrompent et brutalisent les populations locales. Et ils n’hésitent pas à menacer et terroriser les supplétifs et hommes de troupe africains sous leurs ordres, pour les contraindre au silence.

Du côté adverse, la « résistance » défend une cause doublement honorable : la religion et le territoire. Mais elle manque de vision politique et stratégique. Les exactions, elle en commet, elle aussi. Et parfois horriblement !  C’était le cas, lorsque trois de ses membres dressèrent une embuscade, tuèrent deux enfants en bas âge et kidnappèrent leur mère que l’un d’eux épousa aussitôt, de force. Leur mobile et leur justificatif : cette femme musulmane, qui est leur concitoyenne, était la concubine d’un sous-officier « mécréant » de l’armée coloniale avec lequel elle a eu les deux bébés massacrés, que les rebelles considèrent illégitimes.

D’autres attitudes maximalistes commencent à ronger la société sous l’effet de la misère et l'injustice. Le comportement bizarre de la petite Nassra en est le symbole. Très remontée contre les Français, sa haine et sa vindicte n’épargnent pas ses concitoyens qui ont fait du mal à sa famille ou à elle-même.

La maquerelle Mariya et le «pédophile » Oumar en payeront le prix trop cher. Cette enfant se livre également aux petits cambriolages pour nourrir ses parents. Elle vole les Français bien entendu, comme toutes employées locales de la base militaire. Mais pas seulement… !   

Bien que les noms propres soient empruntés, et les évènements largement revisités, ces faits, comme plusieurs autres relatés dans le livre, se racontaient effectivement au sein des habitants d’Akjoujt et de l’Inchiri, qui ont vécu sous la colonisation. En les reprenant sous forme romanesque, simple et digeste, Nene Drame fait magnifiquement le relais de celles et ceux qui en assuraient la retransmission orale. Comme nous l’avons déjà évoqué, bien qu’elle ne le dit pas, sa fiction est à considérer comme un bel hommage à ces témoignages et leurs auteurs de plus en plus rares. Autrement dit : « Une aigle sur la terre » inaugure, dans le pays, le roman historique, comme mode d’expression et de préservation d’une mémoire collective mauritanienne en voie d’extinction.

El Boukhary Mohamed Mouemel

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