Souffles sahariens : un numéro double à lire avec un grand souffle

Les lecteurs de l’organe d’expression de l’Association des Ecrivains Mauritaniens d’Expression Française auront besoin cette fois d’un grand souffle et de beaucoup d’énergie pour parcourir ce numéro double de Souffles Sahariens, qui déjà s’impose par son volume, mais qui surtout fera impression, par son ouverture aux contributions étrangères, par la diversité des sujets traités et la profondeur des analyses. Ces années marquées par la pandémie de la Covid-19 et les multiples perturbations qu’elle a engendrées ont cependant été caractérisées par une intense activité de production, comme si la lecture et l’écriture étaient finalement un viatique pour surmonter cette épreuve. Déjà, la revue avait habitué ses lecteurs à la découverte d’autres cultures et civilisations qui rentraient dans les champs de spécialités de ses membres. Mais cette orientation se renforce dans ce numéro, à la fois par le nombre d’articles consacrés aux littératures étrangères et surtout par des contributions de collègues universitaires africains qui, convaincus de l’audience internationale de l’organe et assurés de son caractère scientifique, ont décidé de profiter de l’opportunité pour partager leurs expériences et nous dévoiler certaines des spécificités de leurs littératures et des méthodes critiques appliquées ailleurs.

Ce numéro a la particularité de faire la part belle à la culture en général et la culture mauritanienne en particulier, à travers un long parcours analytique qui brosse les caractéristiques de la poésie hassaniya et ses rapports avec la musique et la société. Les problèmes de la société mauritanienne sont traités dans un article qui traite de la problématique de l’esclavage illustrée dans deux œuvres. Mais la culture mauritanienne est honorée aussi à travers ces nouvelles productions littéraires dont le numéro se fait encore l’écho, de même qu’à travers l’évocation d’un autre genre de la littérature orale illustrée par la traduction de plusieurs contes. La rubrique Créations offre une série de textes originaux qui vont du conte à la nouvelle en passant par la poésie.

 Plusieurs littératures sont évoquées dans ce numéro. La littérature africaine est abordée dans deux articles qui évoquent, l’un quelques spécificités d’un auteur gabonais, l’autre un retour sur un désormais classique de la littérature ivoirienne. La littérature française est représentée à travers un essai qui analyse un motif prégnant de la création en général, celui du « roman familial des névrosés », théorisé par la psychanalyse freudienne et dont les manifestations se lisent dans les contes et nouvelles de Guy de Maupassant. Une figure de la culture, arabe à l’origine, libanaise, mais devenue porteur d’une culture mondiale, auréole de sa stature la pensée francophone. Il s’agit d’Amin Maalouf dont on dresse ici avec tact et profondeur le « parcours existentiel », celui du journaliste, de l’historien, de l’homme de lettres, mais surtout son talent sans égal de transmetteur de cultures et de civilisations, lui dont l’identité se confond avec la somme des mondes découverts.

Le présent numéro décline les rubriques habituelles de la revue. Ainsi la rubrique principale des Essais critiques, s’ouvre par une étude très originale et très fouillée sur un aspect important de la culture mauritanienne. Sous le titre « La musique et la poésie mauritaniennes à l’épreuve de la modernité », Mohamed Ould Bouleiba nous plonge dans l’univers passionnant et peu connu, sauf de quelques initiés en voie d’extinction, de la musique mauritanienne d’une part et dans celui, pas plus connu chez les critiques francophones, de ce qu’il appelle la « poésie dialectale maure » d’autre part. L’auteur décrit, avec la précision d’un connaisseur, la rigueur et l’érudition d’un chercheur invétéré, comment cet art est né dans un contexte marqué par une société à l’organisation pyramidale, où la musique est non seulement l’activité d’un groupe social particulier, les igawen (griots), mais aussi l’apanage d’un autre groupe social, les Hassan (guerriers), auxquels elle est dédiée et dont elle célèbre les valeurs et prouesses et consigne l’histoire. Il explique comment cette fonction multiple donnait à la musique maure toute son importance et plaçait le griot au centre d’une controverse entre les guerriers qui l’adulaient et les Zawaya (marabouts) qui désapprouvaient son activité et l’ostracisaient lui-même. Il analyse l’évolution du phénomène au rythme de l’histoire du pays et montre que depuis l’avènement de la colonisation française, la musique maure a connu bien des métamorphoses dont certaines touchent parfois, sous le signe de la « modernisation », à ses fonctions et dénaturent les fondements de son identité, menaçant son existence même en tant qu’art.

Abordant la poésie et ses relations avec la musique, Mohamed Ould Bouleiba suit le même cheminement critique : la genèse, l’évolution et les défis que pose la modernisation d’un genre déjà en crise dans le monde et butant, en Mauritanie, sur de multiples enjeux linguistiques, idéologiques et formels. Cerise sur le gâteau, l’auteur nous livre, en transcription et en traduction, quelques exemples de poèmes qui, tout en illustrant les caractéristiques prosodiques et métriques de la poésie hassonophone, mettent à la disposition du lecteur francophone des textes d’une grande valeur esthétique et historique, de nature à susciter l’intérêt d’éventuels critiques et chercheurs en littérature mauritanienne.

La deuxième étude relève de la psychanalyse appliquée à la littérature. Il s’agit en effet d’analyser ce motif psychologique isolé par Sigmund Freud dans ses premières interprétations  de la création littéraire et auquel il a donné la dénomination devenue célèbre, aussi bien en psychologie qu’en critique littéraire, de « roman familial des névrosés ». Les héros de cette fiction sont les figures de « l’enfant trouvé et du bâtard » que le critique Marthe Robert perçoit comme étant à la base du roman occidental. Mamadou Ould Dahmed, l’auteur de l’article, analyse ce motif chez Guy de Maupassant, un romancier, un conteur, et surtout un grand nouvelliste du dix-neuvième siècle. En s’appuyant en particulier sur la théorie freudienne relative au « roman familial des névrosés », l’étude voudrait rendre compte de la présence obsessionnelle de telles thématiques soutenues par les figures du « bâtard et de l’enfant trouvé » dans certains contes et nouvelles de Guy de Maupassant. L’analyse tente de rendre compte des caractéristiques de l’univers dans lequel se déploient les fantasmes du névrosé ou du psychotique dans une démarche d’analyse de « l’inconscient du texte », c’est-à-dire « une reconstruction qui se fonde sur une attention flottante à l’implicite, au lancinant, à l’obsédant, à l’itérativement involontaire : à tout ce que le texte en somme ne thématise pas lui-même, ne fixe pas, ne reconnaît pas ».[1]

L’étude du motif du roman familial des névrosés chez Maupassant permet de jeter la lumière sur un univers particulièrement caractérisé par des images obsédantes de rejet du mariage, de scénarios de ménage à trois, de la haine de la paternité, avec comme corollaire des désirs de parricide réel ou fantasmé. Un tel climat reste propice au développement des thématiques de révoltes œdipiennes, d’évocation de paternité idéale, tant de thématiques qui structurent l’univers imaginaire d’un auteur qui se prête à l’investigation psychanalytique.

Le troisième article intitulé Portraits et parcours littérairesd’AmineMaalouf  revient sur  l’itinéraire existentiel et créatif de ce penseur. L’auteur dans ce texte « biographique » évoque trois facettes de cette personnalité « mondialement connue ». Il s’est agi d’abord de retrouver les traces de cet « exilé » du Liban, éternel pays de braise, de conflits, de séparation identitaire. Puis l’auteur, Idoumou Mohamed LemineAbass retrouve la figure de ce grand lecteur et admirateur des littératures du monde dont la saisie l’oriente vers le journalisme où il s’illustre en France à travers des journaux de renom ; mais auquel le talent de conteur et la profondeur de la pensée ont offert un autre domaine d’expression ; celui de la littérature où il a brillé encore. Un tel parcours fait de Maalouf l’auteur de la diversité culturelle et identitaire. Son ouvrage Les identités meurtrièresest édifiant à ce sujet.

La littérature mauritanienne francophone offre l’opportunité au critique Mamadou Kalidou Bâ d’aborder la problématique de l’esclavage et du féodalisme à travers deux romans mauritaniens. A travers cette analyse, la littérature retrouve sa place classique de miroir de la société. L’auteur lui-même fait le choix, dès son introduction, de jeter les bases du contexte social et historique qui a vu naître les deux œuvres de son corpus avant de les soumettre à une analyse  transversale, procédant par une approche tout à la fois comparative et sociologique.

Sur la vague de l’écriture critique, écume le militantisme de l’auteur qui embrasse d’un seul regard les récits respectivement proposés par Beyrouk dans Et le ciel a oublié de pleuvoir et Harouna Rachid-Ly dans Le Réveil agité. « L’esclavage est l’une des oppressions les plus anciennes et les plus abjectes que l’humanité ait connues. » écrit- il avant d’ajouter dans sa conclusion : « Il est donc bien logique que les romanciers mauritaniens contemporains, désireux de jouer leur rôle d’éveilleurs des consciences, aient choisi de traiter tout particulièrement cette problématique de l’esclavage et de ses séquelles à travers le féodalisme ».

La littérature gabonaise connait son  renouvellement formel et thématique que Charles Edgar Mombo analyse à travers une étude très fine de Chiens de foudre de Joseph Tonda. Le critique s’en prend à détecter les formes de l’entrecroisement identitaire des personnages, parallèle à la superposition narrative.

Dès l’incipit de Chiens de foudre de Joseph Tonda, le lecteur est surpris par la question de la double identité, celle du personnage central et de la narration. En effet, il y a comme un jeu de l’entre-deux qui s’installe au fil du récit, car l’histoire oscille entre les narrateurs Jérôme EpandzaMakita et Sosthène Ndomana. Cependant, cette double posture utilisée par l’auteur rend compte de la confusion et de la différence des identités des personnages, les revoyant comme devant un jeu de miroir. Aussi l’article voudrait-il proposer une lecture identitaire sous le prisme de la double distanciation et de l’écriture de l’entre-deux comme techniques narratives choisies par Tonda, afin de mettre en exergue l’imaginaire collectif des citoyens d’« un pays en pleine ébullition ».

Dans le deuxième article consacré à la littérature africaine, MbouhSétaDiagana retrouve  un classique ivoirien et africain, Jean Marie Adiaffi, pour déchiffrer en poéticien inspiré les caractéristiques d’une poétique qui mélange savamment les héritages africains et occidentaux, pour créer une œuvre originale qui aborde avec un regard neuf une thématique du roman de contestation et de revendication de l’identité africaine : La carte d’identité. L’article porte comme titre : La carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi[2] : Entre une nouvelle esthétique et une poétique libérée.

 Voulant ressusciter l’oralité, écrit le critique, Jean-Marie Adiaffi ne pouvait s’empêcher, même dans un récit prosaïque, d’introduire des prouesses qui demeurent une nouveauté dans le roman africain. Il est par là-même un écrivain assez particulier dans l’univers des romanciers subsahariens. Il est de même animé par cette volonté de faire du nouveau avec de l’ancien à ce point qu’il bouscule les bienséances de l’écriture romanesque. Dans la Carte d’Identité, c’est une nouvelle forme d’écrire le roman africain qui se manifeste : il s’agit pour l’auteur de prendre à son compte tous les outils de rédaction et d’expression que l’Occident lui a imposés pour les investir au service de son peuple.

Ainsi d’une part, utilise-t-il à sa manière le système graphique : les caractères italiques et romains sont affectés d’un équivalent dans le système intonatif ; d’autre part, ne refuse-t-il pas, ne viole-t-il pas les limites imposées entre la prose et la poésie, entre la phrase et le vers ? Le genre devient pluriel, le théâtre et la poésie se côtoient aussi dans un même espace textuel. C’est le sens de la présente étude.

Dans la rubrique Informations littéraires, force est de signaler la manifestation grandiose et solennelle qui a accompagné la présentation de l’ouvrage consacré par le président de l’Association Mohamed Ould Bouleiba à l’artiste de la Nation, Sidati Ould Abba. L’ouvrage somptueux dont le titre est Sidati, l’artiste et l’homme a été édité en collaboration avec Le Ministère de la culture, de l’artisanat et des relations avec le Parlement qui a honoré, par la présence du Ministre en personne et par un discours, la cérémonie de remise d’un exemplaire à la famille de l’auguste figure de la musique et de la poésie mauritanienne. La cérémonie a été marquée par la présence des représentants de partis politiques, des députés, des intellectuels et du monde de la pensée. L’auteur Mohamed Ould Bouleiba a, dans une conférence, présenté les grands axes de l’ouvrage insistant sur les multiples facettes de son personnage, à la fois artiste inégalable et homme aux vertus incommensurables.

L’actualité littéraire, c’est aussi et surtout la parution de Parias, roman très remarqué de l’écrivain Beyrouk. D’ailleurs une note de lecture parue chez Mediapart lui est consacrée dans la revue.

Dans la rubrique Notes de lectures et document, Idoumou Mohamed LemineAbass fait une présentation qui, par sa finesse et sa profondeur, est déjà une analyse du premier roman écrit par Mamadou Ould Dahmed et publié en 2020 chez L’Harmattan sous le titre : L’Appel du Ksar.

La rubrique Créations de ce numéro est riche et variée. Trois nouvelles la traversent sous les plumes respectives de Idoumou Mohamed LemineAbass avec La vendeuse de menthe, Abdelvetah AL AMANA, avec L’autre village, et Isselmou Ould Elmahjoub avec Bakary.

Dans une veine différente, Mohamed Salem Ould Maouloud, par un texte au titre très évocateur : L’écriture…ou la tentation de raconter l’ineffable, mène une réflexion profonde sur le processus de l’écriture, sa fonction, sa raison d’être, ses affres et sa délivrance.

Le romancier Harouna Rachid Ly réécrit avec sa virtuosité et sa verve satirique habituelles certains contes où se mêlent le comique débordant et la profondeur de la sagesse qui, à travers les récits des animaux, instruisent les hommes. Deux contes merveilleux : Bodiel, Dembayal et Diaaltabé-Le Pêcheur, Le pèlerinage d’AlhdjiOulloundou-Le Chat, débordant de trouvailles langagières et d’humour, rappellent le fabuliste français, La Fontaine.

La poésie est représentée à travers de longs extraits poétiques qui constituent la note finale de ce numéro, une note agréable à l’esprit et aux sens.

Souffles sahariens, n° 5-6

 

[1] Jean Pierre Richard, Proustetle monde sensible, Paris, Seuil, 1974,p.220

 

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