Tous les regards sont braqués sur l’homme fort de la Guinée qui vient de destituer le président Alpha Kondé. Largement méconnu il y a seulement plus de 24 heures, le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya est incontestablement l’homme guinéen le plus scruté actuellement. Les questions qu’il suscite sont multiples et variées. Mais personnellement je m’en tiendrai à deux : inspire-t-il confiance ? Quelle leçons militaires à tirer du succès de son action éclaire, et de la passiveté des forces de défense et de sécurité (FDS) guinéennes qui l’ont laissé faire ?
Au sujet de la première, deux aspects m’autorisent à en douter. Le premier est lié au parcours militaire de l'homme, tandis que le second concerne ses premières mesures autoritaires, ou maladroites, comme chef de la junte militaire au pouvoir. Puis, je tirerai de tout cela un constat global qui s’applique aux forces de défense et de sécurité en Afrique, en guise de réponse à la deuxième question.
Mercenaire et apatride
La carrière militaire du chef du putsch commence et se construit d'abord au sein de la Légion Etrangère, en France. Ce colosse, au physique impressionnant, a intégré ce corps, très spécial, constitué principalement d’étrangers, et qui est une composante de l’armée de terre française. Il y est resté pendant plusieurs années.
Engagé sur plusieurs fronts extérieurs (Afghanistan, Côte-d'Ivoire, Djibouti, République Centrafricaine), il a combattu sous la double devise de la légion étrangère : « Legio Patria Nostra » et « honneur et fidélité ». La première, libellée en latin, veut dire : « la légion est ma patrie ». De fait, le soldat se voit ainsi dans l’obligation de renoncer moralement à son appartenance nationale et à la remplacer par la Légion étrangère à laquelle il prête une allégeance sans bornes, comme le stipule le serment de fidélité contenu dans la seconde devise : ‘’ l’honneur’’ est perçu comme synonyme de « fidélité » à un corps militaire auquel la recrue adhère en sa qualité d’étranger au sein duquel elle restera comme tel. Autrement dit : le « légionnaire » est un mercenaire apatride. Tel a été le profil professionnel vécu et acquis pendant plusieurs années par le militaire qui dirige actuellement la Guinée, avant qu’il n’intègre l’armée de sa patrie d’origine.
Signalons en outre que les légionnaires sont historiquement connus par leur brutalité. Pour cette raison, ils ne font pas souvent bonne presse, y compris en France. En témoignent, notamment les échos suscités par les écrits et aveux scandaleux d’officiers généraux dont Jacques Massu[i] et Paul Aussaresses[ii]. Et l'on peut imaginer qu'il ne s'agissait là que de la partie émergée de l'iceberg, quand on se réfère aux guerres coloniales de la France avec ce qu’elles ont engendré de crimes contre les populations locales et leurs mouvements de libération.
Des marques indélébiles…
Dans la façon dont le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya dirige le Groupement des forces spéciales (GPS), que lui a confié le président Alpha Kondé en 2018, on retrouve des influences directes de la Légion étrangère. Et c'est bien normal : les ex membres de ce corps militaire spécial sont tellement conditionnés au cours de leurs stages et tout au long de leur service qu'ils gardent des traces indélébiles, professionnelles et comportementales, de leur séjour à la Légion.
Durant le défilé du 02 octobre marquant le 60ème anniversaire de l’indépendance du pays, le BSG a marché, son chef en tête, au pas lent de la Légion étrangère. L'unité a fait forte impression à cette occasion par sa rigueur et sa cohésion dans le rythme, malgré la lenteur de sa cadence difficilement maitrisable. Un style qui contraste beaucoup avec la marche des autres formations de l’armée guinéenne qui ont pris part à la parade militaire.
Depuis, le lieutenant-colonel Doumbouya essaie d’en rajouter davantage, au point de vouloir rendre ses forces spéciales autonomes par rapport au commandement central, en s’inspirant encore de son parcours militaire initial : la Légion étrangère se distingue par son autonomie totale. Le ministère de la défense guinéen s’opposa à ses velléités « autonomistes » et le Président de la république s’apprêterait à l’évincer. Des sources parlent même que son arrestation était envisagée.
C’est dire que sa mésentente avec la hiérarchie supérieure était profonde. Elle constituerait l’une des raisons qui expliquent certainement sa réaction violente et brusque, se traduisant par ce coup d’Etat surprenant que personne ne voyait venir. Un mobil personnel qui en dit long sur les ambitions et le caractère prétentieux et brutal de l’officier.
Humilier et militariser, un mauvais départ…
Parmi les mesures annoncées ou entreprises par la junte, trois ne nous semblent pas trop rassurantes.
- La première concerne une vidéo où l’on voit Alpha Condé débrayé, pieds nus, chemise déboulonnée, interrogé par un membre de la junte. L’état pitoyable du Président de la République déchu est tel que l’on ne peut s’empêcher d’y voir une volonté de l’humilier. Une mauvaise communication dont ses tombeurs pouvaient s’en passer, s’ils tiennent vraiment à leur respectabilité. Pour ne pas entacher leur image de marque, ils auraient pu éviter une telle maladresse ou faute et employer d’autres moyens ou modes de persuasion pour prouver que le Président est entre leurs mains et qu’ils sont maîtres de la situation.
- Ensuite, les putschistes font montre d’un zèle militaire qui pourrait s’avérer contreproductif. Ils ont annoncé le remplacement de l’administration territoriale : préfets, gouverneurs, chefs d’arrondissement… par les commandants d’unités de la place. Les modalités d’exécution de cette mesure n’ont pas été précisées, bien qu’elle soit complexe, et touchant l’ensemble du territoire national. Ce qui laisse craindre pas mal de failles lors de sa mise en œuvre. Outre les difficultés administratives que suscite toute passation de commandement ou de services dans les conditions normales, celles-ci sont brusques et mal préparées. Elles sont, de surcroit, sujettes à de interprétations politiques douteuses, bien justifiées : pourquoi destituer autant d’administrateurs à la fois ? Parce qu’ils sont civiles ? Si tel est le cas, la militarisation de l’administration territoriale, ainsi engagée, pousse à se demander quant à la crédibilité des promesses du chef de la junte militaire au sujet d’une transition politique, « démocratique, apaisée et inclusive ».
- En fin, les menaces proférées à l’encontre des ministres d’Aplpha Condé ont, semble-t-il, donné les résultats escomptés par les militaires. Comme le leur a demandé la junte, tous ont répondu, ce matin, présent, à la convocation qui leur a été adressée il y a quelques heures. Sans quoi, ils auraient été considérés, «en rébellion », leur a-t-on signifié depuis hier. Cet ordre intransigeant en matière d'obéissance, outre le fait qu’il émane, paradoxalement, de rebelles, son langage violent et menaçant, ne présage-t-il pas d’un despotisme qui pourrait-être inquiétant chez le nouveau maître de Conakry ?
La professionnalisation des FDS, le grand chantier militaire en Afrique
Dans les pays africains, chaque régime repose généralement sur une unité vouée spécifiquement à sa sécurité. Très choyée, comparativement aux autres composantes des forces de défense et de sécurité (FDS), elle prend la forme de bataillon ou de brigade de sécurité présidentielle [iii], ou des forces spéciales, liées directement à la plus haute autorité politique du pays. En dehors d’elle, la loyauté des FDS se vérifient difficilement en cas de tentative de renversement du régime. Il s’agit d’un déficit énorme en matière de conscience professionnelle. Surtout lorsque les mutins ou putschistes font partie de la formation militaire au service ou très proche de la tête du pouvoir, ils ne risquent pas souvent de rencontrer de résistance susceptible de leur tenir sérieusement tête.
Un déficit général en matière d’esprit de combativité qui explique par ailleurs, la facilité avec laquelle les terroristes et les groupes armés criminels mènent leurs actions dans certaines régions de l’Afrique, notamment au Sahel, en dépit du déploiement de forces régulières mieux équipées et, théoriquement, mieux entrainées que l’ennemi.
Pour remédier à ces failles graves, un énorme effort pédagogique devra être entrepris, mettant l’effort sur la formation morale. L’action entreprise dans ce domaine est appelée à se nourrir de faits stimulants, vécus et ressentis directement par les militaires visés. Une bonne approche de commandement participatif, basée une politique volontariste de méritocratie, conduira les militaires bénéficiaires à s’identifier au système politique en place, à l’épouser et le défendre correctement, en âme et conscience.
Le manque de réaction ou d’efficacité de la part de
l’armée et des forces de sécurité guinéennes, face au coup d’état de ce lieutenant-colonel issu de la Légion étrangère, nous invite de revoir le fonctionnement des FDS en Afrique. Leur besoins en conscientisation et en professionnalisation restent énormes. Un grand chantier à entreprendre sans tarder. Il est grand temps de s’engager sérieusement dans cette voie, si l’on veut se prémunir contre les coups d’états et mutineries militaires.
El Boukhary Mohamed Mouemel
[i] Général Massu : La vraie bataille d’Alger.
[ii] Les aveux du général Aussaresses : "Je me suis résolu à la torture", Le Monde du 04 décembre 2013.
[iii] ou royales selon la nature du système politique : république ou royauté.
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