La doxa toxique

La tragédie en cours à Gaza interpelle la conscience humaine sur les raisons d’un déficit officiel d’empathie, particulièrement patent en Occident. Un déficit assimilable à un symptôme de déclin éthique, voire d’ensauvagement à la Césaire. Les arguments factuels ont-ils encore droit de cité lorsqu’il s’agit d’aborder les liens euro-arabes, dans un monde en proie à une américanisation à marche forcée ? 
      En Occident, Hergé, de son vrai nom Georges Rémi, par inversion des initiales G.R., est le talentueux auteur belge d’un temple de la littérature pour enfants, les Aventures de Tintin ; une série de bandes dessinées qui promène un jeune reporter, sous différentes latitudes culturelles du monde, à la rencontre, entre autres interlocuteurs, de jeunes de son âge. La qualité des dessins, le ton irrésistiblement humoristique, les « bulles » érudites, font facilement oublier que cette œuvre artistique et littéraire majeure, est un monument d’intolérance, de préjugés culturels et raciaux. Une œuvre qui reflète fidèlement la mentalité colonialiste dominante en Europe de l’époque. 
Adaptée à la radio, à la télévision, au théâtre, au cinéma et aux jeux vidéos, l’œuvre d’Hergé perpétue, aujourd’hui encore et à grande échelle, le chauvinisme dans les esprits, et ce, dès le plus jeune âge. Accusé de « collaboration » avec l’occupant nazi de son pays, l’auteur a essuyé une invite à la prudence, de la part d’un ecclésiastique (A. L. Gosset), au sujet de l’un de ses albums consacré à la culture chinoise (« Le lotus bleu »), le persuadant de ne pas s’en tenir aux stéréotypes et de s’informer sur cette culture millénaire ; ceci le poussa à « revisiter » son projet initial, au profit d’une perception moins subjective et moins caricaturale de l’Empire du Milieu. 
Des activistes africains ont récemment esté en justice à l’effet d’interdire l’album consacré au continent noir, “Tintin au Congo”, accusant, à raison, l’auteur d’y avoir cédé à la facilité des clichés, des stéréotypes, des préjugés, et parfois au racisme béat, pour appréhender les réalités complexes du continent africain, berceau de l’humanité.
Des aventures « tintiniennes » consacrées aux différentes aires culturelles de la planète, celles réservées au monde arabe sont, de loin, les plus diffamantes et les plus stigmatisantes. À titre d’exemple, le tonitruant reporter imaginé par le brillant artiste Hergé a consacré quatre de ses aventures au monde arabe : « Tintin au pays de l’or noir », « Coke en stock », « Les cigares du Pharaon » et « Le crabe aux pinces d’or ». La première aventure consiste en une enquête sur du pétrole frelaté, la deuxième traite d’un trafic d’esclaves, la troisième est consacrée à un trafic international de stupéfiants et la quatrième révèle un …trafic d’opium. Les marchés suspects de ventes d’armes ponctuent ces quatre récits, rarement en filigrane.  Pour bien saisir l’inénarrable actualité et la portée politique de l’œuvre d’Hergé, il convient de noter que l’épisode de “Tintin au pays de l’or noir” fut interrompu en 1940, suite au déclenchement du deuxième conflit mondial, pour être repris une dizaine d’années plus tard, et que son éditeur anglais a exigé de l’auteur la modification de son récit initial qui se déroulait en Palestine sous mandat britannique, pour en situer les événements dans un pays fictif, le Khemed ; une telle mouture finale date de 1971. Le titre de l’épisode lui-même n’a pas échappé à la censure : “Tintin”, oh sacrilège !, fut passé à la trappe et le groupe de mots “الذهب الأسود" dont la traduction littérale est “l’or noir” et qui apparaissait joliment calligraphié et vocalisé, juste sous le titre en français de la première version de l’épisode, fut radicalement altéré pour devenir “ص سث". Ce dernier mot dont la graphie est étrangère à la langue arabe, en raison de la séparation des deux premières lettres et de la position ambiguë des points diacritiques, constitue une énigme scripturale. En effet, même si l’on établit graphiquement le lien entre les deux premières lettres, le mot reste obstinément inconnu du lexique de l’arabe. Ceci est paradoxal en raison de la qualité graphique et du sens précis du sous-titre en arabe dans la première édition de cet épisode. Il l’est davantage au regard de la précision indécente du groupe de mots “Bab El Ehr”, utilisé comme nom propre, mais inconnu dans la culture arabe, et de la transcription précise des autres noms propres. Le nom donné, par Hergé, au père du jeune Abdoullah comporte, lui aussi, une dégoûtante obscénité ; il suffit pour s’en convaincre de consulter un dictionnaire arabe, pris au hasard.  Tout indique (donc) que l’auteur avait indubitablement accès à un excellent dictionnaire français-arabe qu’il utilisait à mauvais escient ou était en contact avec une personne peu recommandable, ayant une connaissance avancée de l’arabe classique. Si Hergé a choisi un mot arabe absurde, en lieu et place du très sensé "الذهب الأسود"، dans l’édition ultime du fameux épisode, cela devait être mûrement réfléchi. Il s’en suit, aujourd’hui, une question légitime : pour quelles raisons l’auteur a-t-il délibérément choisi un vocabulaire arabe vulgaire ? Pourquoi a-t-il recouru à un mot absurde, comme sous titre de son œuvre phare ? A-t-il subi des pressions en rapport avec ses accointances nazies ? L’histoire avérée des modifications substantielles apportées, sous la dictée de l’éditeur anglais, apporte du crédit à certaines conjectures. À titre d’exemple, l’auteur a-t-il
voulu, à travers ce mot improbable, distiller un message codé à un destinataire donné ? L’énigme mérite d’être rationnellement élucidée, car, il y va de l’honnêteté vis-à-vis des innombrables fans d’Hergé, spécialement les plus jeunes d’entre eux. 
Une recherche rapide dans les lexiques de certaines langues utilisant l’alphabet arabe, permet de donner au vocable “ص سث" les équivalents incongrus suivants : "S. Sat” en Pashtô, “P. Seth” en Persan et “S.S.” en Urdu. Pour les raisons précédemment évoquées, il est invraisemblable qu’Hergé ait choisi, au hasard, le sous-titre en alphabet arabe. L’occurrence, de manière non équivoque en Urdu et de manière approximative en Pashtô, du sigle de la funeste police nazie, comme traduction du sous-titre arabe en question, autorise à penser que l’auteur a délibérément choisi de faire référence, de manière linguistiquement indétectable par ses différents interlocuteurs, au penchant idéologique pro-nazi dont il fut publiquement accusé, à la fin du deuxième conflit mondial. Serait-ce donc un discret pied-de-nez de l’humoriste Hergé à ses détracteurs acerbes de l’époque ? Probablement. Rien que pour une telle éventualité, l’œuvre d’Hergé doit être “relue” à l’aune des lois actuelles contre l’antisémitisme. 
     De telles péripéties éditoriales en disent long sur la nature radicale et éminemment politique, d’une partie de l’œuvre d’Hergé, au détriment de la culture arabe. 
En raison d’un contexte historique tendu entre les deux rives de la Méditerranée, aucun ecclésiastique européen n’a daigné attirer l’attention de l’auteur, comme cela avait été le cas pour “Le lotus bleu”, sur la charge haineuse à l’endroit des Arabes, qu’exhalait « Tintin au pays de l’or noir ». Pour prendre la mesure de ce véritable embrigadement, voici, à titre d’illustration, ce que lisent, de génération en génération, les enfants en Occident, tôt dans leur vie, de la bouche de Mohammed Ben Kalish Ezab, père irascible de l’enfant terrible Abdullah imaginé par Hergé : “ Ah! Bab El Ehr, Bab El Ehr!… Fils de chien galeux!… Petit fils de chacal pelé!… Arrière-petit-fils de vautour déplumé!… Ma vengeance sera terrible!… Je te ferai empaler!… Je te ferai rôtir à petit feu!… Je t’arracherai, un à un, tous les poils de la barbe!… Et je te les ferai avaler avec du poivre rouge!…” 
Naturellement, c’est drôle, très drôle, mais seulement au premier degré et en l’absence des enfants… 
    Le déséquilibre médiatique mondial est tel, de nos jours, que des jeunes “de sept à  soixante-dix-sept ans”, sont virtuellement contraints d’en lire, d’en entendre et d’en voir des vertes  et des pas mûres au sujet de leur propre culture, sans moyen de contestation autre qu’un rictus amer ! À ce propos, il me revient à l’esprit une série de leçons audiovisuelles (« Crossroads cafe »), sur le modèle d’un restaurant où des gens de différents horizons culturels sont censés se rencontrer, échanger et apprendre, chemin faisant, l’anglais ; cette série fut proposée, dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, aux enseignants de l’Université de Nouakchott pour apprendre cette langue aujourd’hui incontournable. Jusque-là rien d’anormal, ce fut donc volontiers que je m’inscrivis, parmi les premiers, à ce cours de formation continue. Ma surprise fut cependant grande lorsque je remarquai que l’on me demandait d’apprendre l’anglais, en se moquant de ma propre culture, réduite à de vulgaires histoires d’incompétence, de chèvre et de peau de chèvre, du moins pour ce qui est des quelques épisodes que j’ai endurés ! Quoique respectueux des animaux et sincèrement intéressé par l’apprentissage de cette belle langue, j’ai néanmoins décidé de quitter précocement ce « cours », au grand dam de mes collègues participants et de notre professeur fort compétent du reste, non sans avoir avancé les raisons d’un tel abandon inattendu. À mes yeux, la série « Crossroads cafe » peut être considérée comme une version non originale des quatre aventures de Tintin dans le monde arabe : des clichés à la pelle ! Le personnage de Jemal ressemble à s’y méprendre à celui d’Abdalla dans « Tintin au pays de l’or noir ». Dans « Crossroads cafe », le personnage fort sympathique de Chang joue un rôle similaire à celui qu’il incarne dans le « Lotus bleu », sans changer de prénom ! L’entrepreneur Brashov, débonnaire et infatigable, pourrait facilement être identifié à un Tintin rattrapé par l’âge… 
À l’heure de l’internet bon marché, la langue anglaise peut être apprise dans de bien meilleures conditions que celles consistant à subir, dans une bonne humeur affectée, l’apologie de l’intolérance, de la grossièreté et de la malhonnêteté intellectuelle. 
Les ressemblances frappantes entre les œuvres artistiques précédemment évoquées et, a priori, distinctes, prouvent une forme de communauté d’inspiration les concernant ; c’est ce que le philosophe Edward Saïd décrit finement dans “L’altérité comme fondement de l’identité en Occidental”. Une altérité (trop) souvent incarnée, dans la littérature et la politique occidentales, par les “barbares”,  les “infidèles”, les “mahométans”, les "sarrasins" (de Salah Eddine), les « assassins » (de la secte éponyme), les « fondamentalistes musulmans », les « terroristes »…., et pour couronner le tout, les « animaux » ; les authentiques défenseurs des animaux  apprécieront !
Il est quasi-impossible de faire l’inventaire intégral des œuvres littéraires et artistiques de grande diffusion en Occident qui font l’apologie de l’intolérance et de l’irrespect à l’endroit de la culture arabe ; la plus insidieuse dans cette foison de produits culturels grand public  est, sans doute, la partie destinée aux enfants, car ses effets sont difficilement réversibles…
Certains créateurs occidentaux n’y vont pas de main morte ; ainsi du Prix Nobel de littérature, l’auteur de l’Étranger (A. Camus) qui y décrit l’insoutenable scène du meurtre d’un Arabe, « à cause du soleil ». Pour mesurer le caractère transversal de la haine viscérale à l’endroit de l’Arabe, dans la culture occidentale, voici l’écho horriblement intraduisible de l’appel au meurtre de Camus, chez le populaire groupe musical anglais, “The Cure” :
“Killing an Arab Standing on the beach With a gun in my hand Staring at the sea Staring at the sand Staring down the barrel At the Arab on the ground I can see his open mouth But I heard no Sound I’m alive I’m dead I’m the stranger Killing an Arab I can turn And walk away Or I can fire the gun Staring at the sky Staring at the sun Whichever I choose It amounts to the same Absolutely nothing I’m alive I’m dead I’m the stranger Killing an Arab I feel the Steel butt jump Smooth in my hand Staring at the sea Staring at the sand Staring at myself Reflected in the eyes Of the dead man on the beach The dead man on the beach I’m alive I’m dead I’m the stranger Killing an Arab Oh Meursault. »
Des écrivains et des hommes politiques ont régulièrement compris le profit pécuniaire et électoral qu’ils pouvaient tirer, en bêchant dans le substrat culturel anti-arabe en Occident ; ils s’en sont donné à cœur joie, sur des générations, sans égard aucun pour la vérité, l’éthique, la nuance ou même la vraisemblance. C’est à peine exagéré de soutenir, aujourd’hui, qu’une charge anti-arabe est nécessaire au succès de toute œuvre culturelle en Occident. Des auteurs “moyens” connus ont ainsi été portés aux nues en Occident, pour le seul mérite d’avoir caressé dans le sens du poil, via leur prose, les milieux intellectuels et politiques les plus anti-arabes, les plus islamophobes. 
Un tel constat désolant ne constitue-t-il pas, a contrario, la preuve irréfutable de l’importance actuelle de la culture arabe en Occident et de son influence historique sur la Renaissance en Europe, au quinzième siècle ? Une influence confirmée, à présent, par la génétique, l’histoire des sciences, l’étymologie, les arts, notamment culinaires, etc. 
     Est-il possible de remonter objectivement aux racines d’une telle quasi-fixation, pour en détricoter les narratifs, au service de la vérité historique ?  (À suivre) 

Isselkou Ahmed Izid Bih
Ex-recteur d’université

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