Au pied de Gleib Sid’Ahmed/ par: El Boukhary Mohamed Mouemel

 

Hama ne savait pas à quoi il devait s’attendre. « Le problème est sérieux ! », se disait-il en avalant les marches des escaliers, deux à deux, en quelques secondes.

Son attente devant le bureau du capitaine Nejar, au deuxième étage, fut courte, elle aussi. Cependant, les soucis et questions, qui l’assaillaient, donnaient une dimension infinie au temps.

En plus, il faisait très chaud à El Mejriya en début de cette après midi du 27ème jour du moi de ramadan. La sueur lui inondait le visage et le corps, la soif asséchant terriblement ses lèvres, à l'instar des habitants de la région de Teganett, astreints, eux aussi, aux rites du jeûne dans cet univers saharien, aussi beau et fascinant que difficile à vivre pendant les périodes de canicule. Ici, la salive du jeuneur devenait progressivement visqueuse, salée et amère au point de donner des sensations de brûlures au niveau de la langue, du palais et des parois de la bouche.

Hama, ainsi que d’autres stagiaires militaires, auraient préféré, s'ils en avaient vraiment le choix, de se soustraire à ces conditions climatiques insupportables. Certains parmi eux, notamment les riverains de la Méditerranée, se demandaient sans cesse pourquoi choisir un site pareil, aussi austère qu’éloigné de leurs pays, pour une académie militaire maghrébine. Ils estimaient que l’UMA (Union du Maghreb Arabe), aurait pu faire comme le G5 Sahel : installer l’Académie Militaire Maghrébine (AMM), à Nouakchott ou, à  défaut, à Nouadhibou, l’autre grande ville côtière de la Mauritanie et sa capitale économique.   

Aussitôt arrivé devant le Commandant de compagnie, Hama s’entend reprocher son acte, sur un ton particulièrement sévère, comme si on lui assenait un coup de massue, sec, sur la tête.

- « Un futur officier ne dit pas n’importe quoi ! », lui lança le capitaine algérien à la figure, avant de marquer une courte pause. Juste le temps d’ouvrir le tiroir de son bureau et d’en sortir un journal qu’il tendit à l’élève-officier.

- «   Pourquoi publiez- vous des choses pareilles ? Je sais  effectivement que sous d’autres cieux il n’y a aucun mal, ni contrainte, à dire et crier ses amours sur les toits. Mais vous n’êtes pas sans ignorer que chez- vous, en Mauritanie, comme chez- moi à Tamanrasset, et même dans tous les pays arabes et musulmans, la pudeur et les  coutumes  appellent à beaucoup de discrétion et de retenue quand il s’agit de questions à caractère affectif et sentimental.

Et nous, cadres militaires, actuels comme futurs, nous devons donner l’exemple. Nous ne sommes pas des rebelles, assoiffés de changement, qui remettent tout en cause. Bien au contraire! Il nous incombe en premier lieu de respecter nos sociétés, les us,  et règles séculaires qui les régissent. Sans quoi, l’image des armées…

Vous comprenez ce que je veux dire : la pudeur fait partie de la foi (الحياء شعبة من الإيمان), nous enseigne le Messager d’Allah (PSL[i]). Tenons-nous strictement à ses instructions et paroles sacrées », conclut-il sur le ton d'un pédagogue religieux, à la fois, doux, ferme et bien imprégné de spiritualité.

 De son côté, Hama, aussitôt qu’il a lu le titre et parcouru en diagonale l’article « incriminé », se sentit plutôt rassuré, contrairement à toute attente.

Se libérant du poids de la peur qui  lui sapait le moral et le perturbait, il reprit ses forces, répondit calmement, lucide, et tout en sourire :

- « Al hamdou li lahi  (Dieu merci) que c’est pour ce texte que vous me convoquez, mon Capitaine. »

Puis, il enchaîna, répliquant vigoureusement, en connaisseur du hadîth, mais poliment, au propos de son interlocuteur:

- « En bon musulman, je fais toujours de mon mieux pour suivre les enseignements de la sunna. Et comme vous le savez, mon capitaine, mieux que moi, le Prophète Mohamed (PSL) n’a jamais caché son amour et sa grande affection pour les siens, en particulier son amour pour ses épouses, et  pour ses enfants.  Bien au contraire ! »

 Et il récita plusieurs hadiths, en se référant aux deux érudits les mieux indiqués en la matière, El Boukhari et Mouslim. Des hadiths dont l’authenticité ne souffre de l’ombre du moindre doute, et qui allaient tout droit dans le sens de sa plaidoirie improvisée, mais suffisamment consistante.

Se sentant de plus en plus en confiance, Hama regarda, droit dans les yeux, le Capitaine qui tarda un moment à réagir avant qu’il ne lançât  en arabe algérien :«jeune homme ،نستعرب بيك. ». Une réaction à la quelle l’élève-officier mauritanien, n’accorda pas trop d’intérêt. Et pour cause : il n’y comprenait probablement pas grand-chose, ou peut-être, il n'a pas vraiment entendu les mots prononcés par son interlocuteur à la manière de certains Algérois qui articulent avec empressement en parlant un peu trop vite et en mélangeant l'arabe avec le français.   

Se rappelant ce que lui racontèrent plusieurs fois ses compagnons de stage algériens, il savait que son commandant de compagnie est natif du Sud de l’Algérie, qu'il avait grandi au sein d’un milieu familial soufi, aristocratique et très traditionnaliste. Bien qu’un peu nerveux, il était gentil et ouvert d’esprit, avec une force de caractère saisissante et un sens d’écoute  appréciable. Comme il était honnête et ne voulait du mal à personne.

Pour ces qualités, Hama lui vouait beaucoup de respect et d’estime. Il lui parlait sincèrement, sans crainte ni réserve, à chaque fois que l’occasion se présentait.  

C’est probablement à cause de son franc-parler avec son Commandant de compagnie et avec plusieurs autres membres de l’encadrement militaire de l’Académie, que pas mal d’élèves officiers de la même promotion que Hama, le taquinaient amicalement, tout en ironisant par moments. Ils le surnommaient : « philosophe ».

Le portrait du capitaine Nejar qu’il développait et ruminait depuis quelques secondes, fut subitement interrompu, quand le téléphone sonna. Quelques petits instants après l’avoir décroché, le Commandant de compagnie intima l’ordre à l’élève-officier:

- « Suivez-moi. Nous devons passer dans le bureau du GénéralCommandant de l’Ecole. »

Arrivés tous les deux devant la porte du bureau du patron, il comprit qu’il devait attendre dans la salle d’attente adjacente quelques instants, seul. Ses soucis et questions revinrent, abondants, se bousculant dans sa tête : que devraient-ils dire de moi ? Qu’ai-je fait de mal ? Me répéteront-ils que « dire son amour est permis aux  autres, mais pas à toi » ? Ou bien s’agirait-il d’autres sujets encore plus graves ?...

En fait, les questions qu'il s'efforçait d'imaginer resteront sans réponse. Aussitôt introduit dans le bureau, le Commandant de l’Ecole lui demanda d’écrire un papier qui sera publié dans le prochain numéro de la revue de l’AMM. Son objet : « le devoir de réserve chez les militaires à l’ère de la mondialisation, de la révolution numérique, de l’explosion des NTIC et des réseaux sociaux ».

 Un grand ouf de soulagement se dessina vite sur le visage de Hama, devenu serein depuis la prononciation par le Commandant de l’Académie militaire de sa dernière phrase. Retournant chez ses amis de la 5ème Brigade, tous crièrent leur joie pour la mission dont le commandement venait d’honorer leur Brigade. Et ils oublièrent le reste.
Seul l’élève-officier tunisien, Chabi, poète et détenteur d’un master en communication et sciences et techniques de l’information, était resté sceptique et exprimait peu d’enthousiasme pour la « bonne nouvelle » qui emballa vite tout le groupe. Il le fera savoir sans tarder à Hama, son meilleur confident à l’AMM.

Les deux hommes en discutèrent plusieurs fois en aparté tout en évoquant l’autre question qui consiste « à taire leurs propres sentiments d’amour », comme le demande le capitaine Nejar. Dès leur premier entretien, l’élève-officier mauritanien changea d’humeur.

Sa joie devint toute relative. Néanmoins, la force de son amour pour sa fiancée, Rahma, est débordante et lui donne pas mal d’énergie et de sérénité. Il s’y réfugiait et décida, après beaucoup d’hésitations, de ne plus en parler : ni sur les réseaux sociaux, ni à personne sauf Chabi.  Mais ce dernier trouvait que l’exercice était difficile et voué à l’échec.

Mais il n'en dira rien;  ses soucis étaient ailleurs : comment devait-il faire pour s’acclimater plus facilement aux conditions d’un stage très difficile qui se déroule au pied de Gleib[ii] Sid’ Ahmed, en plein centre de la Mauritanie, dans le désert, loin de son pays, de ses plages agréables et très animées, de son climat méditerranéen ?

Il connait très bien ce sommet pour l’avoir escaladé plusieurs fois en application d’exercices tactiques et de courses d’orientation inscrits dans le programme de formation de l’AMM.

Songeant à l’endroit et aux difficultés inhérentes à son séjour dans la zone, il pensait fréquemment au calvaire qu’a subi ce Mauritanien, résistant au colonialisme, dont le nom désigne ce monticule artificiel. Son étonnement et son indignation furent énormes en apprenant que Sid Ahmed- paix à son âme- fut condamné et forcé dans les années "40" du siècle dernier par l’officier colonial français qui commandait le fort de Moudjéria à construire un repère topographique au point le plus culminant du plateau rocheux qui surplombe la ville d’Elmejriya que les militaires et géographes français nomment  Moudjéria ; comme ils disent « Tagant » pour Teganett, déformant les noms des lieux en Mauritanie.

Chabi était en effet horrifié en écoutant ses informateurs expliquer comment Sid’Ahmed ramassait les cailloux et les pierres au pied de la montagne, les remontait jusqu’au sommet et en faisait un grand tas de pierres qui fait saillie d'une manière très caractéristique. Et ce damné de la terre n’avait comme moyen et outil de travail que la force de ses propres bras et jambes.

 Peint en blanc par l’administration coloniale, Gleib Sid’Ahmed joue depuis le rôle d'un bon repère pour la navigation dans la zone. Comme un phare maritime, les voyageurs peuvent l'observer et l'identifier de très loin.

Pour Chabi, et quelques autres élèves-officiers maghrébins, c'est insupportable. Bou Alam, un stagiaire algérien, en parle souvent, très indigné: 

- "Ce guelb artificiel est une honte! C'est à détruire, à faire disparaitre!", criait-il fréquemment, suscitant des controverses parmi ses collègues. 

Certains, partageaient sa colère en lui rétorquant qu'il s'agit bel et bien d'un témoin fort des atrocités du colonialisme français et de ses injustices. Mais ils ajoutaient qu'il y a plutôt lieu de préserver cette pièce mémorielle qui donne des indications éloquentes sur l'histoire douloureuse de la colonisation.  A ce propos, Hama rappelle à son collègue algérien qu'on garde beaucoup d'objets et de documents traitant de la même thématique dans le Musée National du Moujahid d'Alger.   

El Boukhary Mohamed Mouemel

 


[i] Paix et salut sur lui.

[ii] Gleib = diminutif de guelb, en hasanya.

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