Des origines du dialogue politique dans la Mauritanie moderne : Table ronde de 1961 ( par ahmed Baba Miské)

Ahmed Baba Miské

LE DIALOGUE  est de retour, plus exactement : il frappe aux portes. C’est, à priori, une bonne nouvelle. Je voudrais lui souhaiter la bienvenue en racontant – brièvement, car autrement il faudrait tout un livre –l’histoire, mal connue, je crois, du tout premier dialogue de l’histoire de la Mauritanie « moderne », celui de la fameuse « Table Ronde » de 1961. En effet les différences de situations n’enlèvent pas tout leur intérêt aux leçons qu’on peut tirer du passé ; évidemment. Ce qui n’autorise pas non plus, bien sûr, des comparaisons hâtives : « Comparaison n’est pas raison », n’est-ce pas ?

Quelques jours après la proclamation de l’indépendance, nous recevons un émissaire officiel du tout nouveau Président de la République Islamique de MAURITANIE, Maitre Mokhtar Ould Daddah ; en fait encore Premier Ministre faisant fonction de Président ( en attendant la première élection présidentielle en 1961). « Nous », c’étaient les « Cinq de Tichit », autrement dit le Bureau exécutif de la NAHDA, arrêtés à Nouakchott trois mois avant la proclamation de l’indépendance et envoyés en détention dans la vieille cité historique. Un émissaire chargé de nous proposer d’entrer en discussion avec le nouveau Pouvoir pour organiser l’unité politique du pays, l’argument essentiel mis en avant étant la nécessité de rassembler les « cadres  Mauritaniens » pour faire face aux immenses tâches de la Construction Nationale. Cadres effectivement extrêmement rares, suivant l’acception en cours dans les sphères dirigeantes, puisqu’elle concernait uniquement ceux ayant une formation francophone et dont les diplômés universitaires se comptaient sur les doigts d’une seule main.

Accueil courtois et même cordial pour l’émissaire (bien connu et ayant des relations de « voisinage » sinon de parenté avec certains des « bannis de Tichit »), mais grande réserve à l’égard de la proposition et demande de délai avant la réponse. Cette froideur avait plusieurs causes dont la plus directe était la précédente invitation au dialogue, qui s’était terminée de la manière la moins encourageante (si on préfère les euphémismes aux imprécations). En Août 1960, à la fin d’une campagne municipale extrêmement dure, conclue par un hold up électoral qui a failli se terminer par une émeute à Atar, les Nahdistes reçoivent un envoyé officieux ( se présentant en tout cas comme tel) qui leur assure que le PM leur propose de les rencontrer à NKT pour discuter de l’unité, ( en gros pour les mêmes raisons que ci-dessus). Comme l’envoyé en question était un de leurs amis et ancien camarades de classe de certains d’entre eux, connu pour son sérieux, ils n’ont pas douté de la sincérité de la démarche. Et comme la situation du pays pouvait en effet justifier un effort de dépassement des contingences circonstancielles et des inimitiés de toute nature, ils se sont rendus à NKT à la date indiquée. Etant donné l’importance du moment, ils avaient tenu à associer à cette démarche le Président Bouyagui, resté depuis la création de la NAHDA à l’extérieur du pays dont il avait été exilé grâce à une manœuvre dont l’administration coloniale était coutumière : fonctionnaire des Postes, il avait été affecté dans une autre colonie de l’AOF, en l’occurrence le Mali et vivait à Bamako depuis 1956.

L’arrivée à NKT fut mouvementée : une brigade de gendarmes dirigée par un sous-officier français s’en prit à une foule de militants venus accueillir joyeusement (et très pacifiquement) leurs leaders. Matraquages, blessures, arrestations !! Les Responsables nahdistes calmèrent leurs militants, empêchèrent tout débordement, même s’ils ont cherché en vain un interlocuteur officiel, et attendirent patiemment la suite ; sans se laisser alarmer outre mesure par cet accueil … inhabituel (pour rester dans l’euphémisme). Ils se mirent au contraire à préparer méthodiquement la négociation, qu’ils prévoyaient très dure. Informés le lendemain du retour imminent de Mokhtar (comme tout le monde appelait familièrement le PM), ils passèrent une bonne partie de la nuit à mettre au point leurs positions sur les points les plus sensibles qui allaient être au centre des discussions. Le SG rangea dans sa poche deux pages (manuscrites, bien sûr) avant de se coucher vers 1H dans le salon de MS O Dogui, qui leur servait de dortoir le soir et, dans la journée, de bureau de travail, salle à manger, etc. A l’aube, les dirigeants nahdistes sont réveillés sans ménagement (y compris avec quelques coups de « godasses » dans les pieds) et embarqués dans un avion militaire pour une destination inconnue. Quelques heures plus tard, ils étaient débarqués à Tichit.

Une autre raison de la réserve des TICHITOIS, plus importante, relevait du domaine des principes et de l’analyse politique et stratégique concernant l’avenir du pays, la nature du Pouvoir, la compatibilité entre deux visions totalement opposées des relations entre le colonisateur et le colonisé, donc la compatibilité entre les Patriotes luttant pour la libération et l’indépendance totale, et les collaborateurs du colonisateur qui se sont battus à ses côtés contre le Peuple et qu’il a, lui colonisateur, préparés pour leur déléguer ce qu’il était obligé de déléguer comme responsabilités.

 Longues discussions entre les CINQ. D’accord sur l’essentiel, les principes, les objectifs, il y avait entre eux un décalage générationnel important. Bouyagui ould Abidine était un « rescapé » des luttes hormistes de la décennie précédente. Militant pur et dur de cette cause , il a tenu tête des années durant à une Administration coloniale toute puissante dans sa région du Hodh considérée comme une réserve de voix  dociles où elle faisait élire qui elle voulait à travers les chefs traditionnels. Bouyagui prétendait faire plier Goliath et réveiller un peuple essentiellement Bédouin (et pas seulement au Hodh) auprès duquel sa voix restait pratiquement inaudible. Exaspérée, l’Administration finit par lâcher la bride à ses nervis contre lui et ses amis,  au cours des toutes dernières élections auxquelles participait Horma, en 1956.Ce fut un massacre. Bouyagui fut battu presque à mort et en garda pour la vie des séquelles et une santé fragile. Pour achever de se débarrasser de lui, l’Administration coloniale le muta hors de son pays (comme on l’a vu). Les quatre autres représentaient le noyau dur de l’avant-garde de l’AJM qui avait fondé la NAHDA. Ces « quatre mousquetaires » étaient en fait Cinq : Ahmed Baba Miské (Secrétaire Général de l’AJM devenu Secrétaire Général de la NAHDA), Yahya ould Menkous (Secrétaire Général adjoint de l’AJM devenu de fait Secrétaire Général adjoint de la NAHDA), Haiba ouldHamody (Trésorier Général), Bamba ould Yesid (Secétaire à l’organisation) ,Cheikh Malainineould Cheikh Malainine (Secrétaire Administratif). Yahyaould Menkous était absent des lieux au moment de l’arrestation de ses camarades pour être transférés à TICHIT les Autorités ont sans doute préféré renoncer  à retarder l’opération pour le trouver, car visiblement tout devait être terminé avant la levée du jour pour éviter toute possibilité de réaction, d’attroupement, de mobilisation à chaud. Resté à NKT, Yahya est demeuré ferme sur ses positions.

A Tichit, les Cinq détenus, isolés du monde et de leurs propres camarades, sans aucun moyen de communication – Internet n’existait pas encore ! – totalement à la merci de leurs adversaires, avaient conscience de la responsabilité qu’ils assumaient face au destin d’un pays à peine né. Mais avant même les questions de principe, de gouvernance, de compatibilité entre les Patriotes et les Collaborateurs, un problème s’imposait à l’égard duquel il fallait se déterminer dans l’urgence : celui posé par les « Revendications Marocaines ». Là aussi la concision s’impose. Rappelons que, dès son indépendance au milieu des années 1950, le Maroc avait adopté les thèses du grand leader de l’Istiqlal, le très populaire et très respecté Allal al FASSI, celles d’un Empire Chérifien contrôlant l’ensemble des territoires du grand Sahara africain s’étendant au-delà de l’empire ottoman ; incluant en particulier toute la Mauritanie, y compris (d’après ses propres cartes de l’époque), le Sahara Occidental. Le Maroc officiel adoptait ainsi non seulement la vision « historique » grandiose du grand Leader nationaliste, mais aussi ses positions politiques militant pour la reconquête des territoires ainsi revendiqués aux dépens d’au moins une demi- douzaine de pays presque tous encore colonisés.

Toujours colonisée, la Mauritanie était devenue un Territoire de la « France d’Outre-mer » bénéficiant comme ses voisins d’AOF d’une promesse d’autonomie interne avec un embryon de « gouvernement » présidé par le Gouverneur Français ayant un adjoint local. C’est à ce « Vice-Président » que fut laissé le soin de répondre aux revendications du Grand voisin, pendant que l’armée française affrontait, elle, directement, des éléments d’une « Armée de libération » venue du Nord jusqu’aux environs d’Atar. Le Vice-Président- en l’occurrence M° Mokhtar ould Daddah- n’eut pas de peine à réfuter les thèses Allaliennes concernant la Mauritanie et, pour faire bonne mesure, il affirma avec force l’identité Chinguittienne du Sahara Espagnol.

Les Mauritaniens restaient cependant peu concernés. Encore « Bédouins » ou  « Broussards » dans leur immense majorité, ils n’avaient accès à aucun circuit médiatique moderne, les informations se transmettant quand elles le faisaient au rythme lent des chameaux de selle … L’Opinion « publique » ayant accès à un minimum d’information comptait à peine quelques milliers de personnes pour tout le pays, vivant dans les centres « urbains » et composées essentiellement de fonctionnaires de l’Administration coloniale, de notables assurant la liaison avec les tribus,  et des parentèles et clientèles des uns et des autres. C’est dans ce petit « microcosme » que s’est développée la Politique (ou « Bbeletîg » comme la qualifieront en la stigmatisant les Jeunes en révolte de 1956). Mais c’est aussi là qu’est née la contestation elle-même (un peu déjà dans la mouvance hormiste et plus radicalement avec l’AJM et le temps de la RUPTURE à partir de fin 1955).

Le « Microcosme » restait pour l’essentiel fidèle à sa Mère nourricière l’Administration et épousait avec toute la surenchère convenable, ses positions Il développa donc à partir de 1957 toute une propagande anti-marocaine, souvent triviale sinon vulgaire, ne manquant parfois pas d’esprit ni de talent (avec par exemple le grand poète à l’humour féroce, Hammam). Les Jeunes de l’AJM puis de la NAHDA, restèrent beaucoup plus circonspects. Souvent proches des milieux nationalistes et anticolonialistes arabes et Africains (Istiqlal, Nasser, Nkrumah et au début Sékou Touré … ), ils voyaient dans le Maroc le premier pays voisin ayant accédé à l’indépendance et pouvant servir de base arrière à leur lutte.(( En fait c’est le Sénégal encore colonisé puis à demi autonome qui remplira en toute fraternité cette fonction vitale pour notre lutte libératrice. On y reviendra mais je tenais à amorcer dès maintenant ce témoignage de reconnaissance à l’égard de nos frères Sénégalais.)) Avec nos frères Marocains, les distances et les difficultés de communication limitaient d’avance les possibilités dans ce domaine. Limites ne signifie pas absence totale et il y eut des exceptions, parfois importantes. Et puis, les NAHDISTES répugnaient tout naturellement, par principe, à s’aligner sur les positions du Colonisateur pour s’en prendre à des Frères et voisins. Ils jugeaient indécent de se poser en contempteur d’un pays qualifié d’expansionniste, de la part d’une puissance qui occupe déjà indûment  le pays concerné depuis plus d’un demi-siècle, réprime ses enfants en révolte et emprisonne ses patriotes après en avoir éliminé des milliers au cours de l’invasion coloniale. Accusés de complaisance à l’égard de Rabat, les Nahdistes ne se sont pas laissés impressionner et ont géré cette question très délicate à leur rythme et en tenant compte de ce qu’ils considéraient comme l’intérêt du pays, évitant de compromettre les relations futures de leur peuple avec l’un des voisins les plus proches sur tous les plans et les plus importants. Ils ont ainsi tenté de désamorcer la difficulté en essayant de convaincre les Marocains de renoncer à leurs revendications et de parier sur la construction de relations étroites et mutuellement profitables, n’excluant pas des formes d’unité régionale à négocier entre partenaires responsables. Plusieurs dirigeants Nahdistes en discutèrent à différents moments avec des Responsables Marocains. Le Secrétaire Général, en particulier, effectua en 1959 à cet effet un voyage entouré de la plus grande discrétion, à Rabat. Il eut des entretiens approfondis avec des partis très importants, y compris l’Istiqlal et l’UNFP (Mehdi Ben Barka, entre autres), avec des membres du gouvernement… Peu satisfait des résultats il demanda à rencontrer S.M. le Roi  Mohamed 5. Toutes les démarches du SG furent facilitées par l’appui total que lui apportait son ami l’Emir Mohamed Val ould Oumeir, rallié au Maroc depuis 1958 et jouissant d’un très grand respect de la part du Roi, qui l’avait nommé Ministre dans son Gouvernement. Nouvelle marque de confiance : absent du Royaume, le Monarque Chérifien nous accorda un rendez-vous en Suisse où il séjournait pour rencontrer certains de ses amis du Golfe. L’émir Ould Oumeir tint à m’y accompagner, avec son inséparable ami (et le mien) Mohamed el Mokhtar ould Bah. L’auguste Descendant de Moulay Smail et de Khnatha quitta quelques instants ses fastueux hôtes orientaux pour recevoir des visiteurs Sahariens aux silhouettes tout droit venues de leur austère Badya. L’entretien ne pouvait qu’être bref, mais il fut cordial et franc, imprégné aussi de l’aura de bonté, de simplicité, on a envie de dire de Sainteté qu’irradiait la personne du Chérif. On comprend très vite que la dialectique révolutionnaire n’avait pas sa place dans une telle atmosphère et on se félicite de terminer un tel périple avec la bénédiction d’un personnage aussi auguste.

D’autres contacts menés par d’autres Responsables (notamment Haiba, Bouyagui, Bamba) à d’autres niveaux, n’eurent pas de résultats plus concrets. Nous devions comprendre par la suite que le problème n’était pas Maroco-Mauritanien, mais Maroco-Marocain. En effet, la Monarchie et à sa suite la classe politique marocaine s’est trouvée au moment de l’indépendance dans la nécessité d’adopter les positions défendues par le très prestigieux « SI ALLAL » et déjà popularisées par le puissant parti de l’Istiqlal, sous peine de graves risques pour l’unité nationale et peut-être de guerre civile.

En Septembre 1960, le constat était clair : aucun espoir de changement dans la position marocaine et dilemme pour les Patriotes Mauritaniens, pris en étau entre Rabat dont la radio revendique régulièrement leurs actions anticolonialistes comme autant d’actes d’allégeance à la Monarchie, et l’Administration coloniale qui utilise cette propagande comme une preuve de  « trahison » de leur pays, « justifiant » l’injuste répression dont ils étaient l’objet. D’où l’adoption d’un texte extrêmement équilibré, réaffirmant clairement la revendication du droit de la Mauritanie à l’indépendance, mais ouvrant des perspectives de coopération fraternelle et évitant toute expression polémique.

 En Janvier-Février 1961, la situation n’avait fait que se compliquer et même s’aggraver, avec des développements préoccupants, parfois dramatiques, avec des attentats dont l’un des derniers était particulièrement gênant pour les « Tichitois » : l’assassinat à NOUAKCHOTT du maire d’Atar, le Député Abdallahi ould Oubeid. Adversaire implacable et talentueux des Nahdistes, il avait en même temps des liens sociaux et même de parenté avec plusieurs d’entre eux. La NAHDA n’était évidemment pour rien dans le crime (commis par un tueur professionnel inconnu) et que le Parti a dénoncé, sans en indiquer l’origine.

Que faire ? L’attentisme pouvait-il continuer indéfiniment ? L’Opposition pouvait-elle continuer à recevoir des coups à Nouakchott sans s’aligner sur Rabat ? Ce dilemme fut l’un des plus délicats enjeux du Dialogue de 1961. Il fut même, sans aucun doute, l’une des causes déterminantes de son issue.

Que faire ? Les « CINQ » tenaient à garder une position unie, et à présenter à l’extérieur un front sans faille, et même sans nuances perceptibles par leurs adversaires. Ils préférèrent faire attendre les autres et se donner à cet effet tout le temps nécessaire. Le « décalage » était évident. Le bouillant Bouyagui des années 1040, l’intrépide militant des confrontations électorales de 1951-1956 qui provoquait et affrontait à mains nues les hordes de nervis armés du Pouvoir, restait ferme comme un roc sur ses positions de principe. Mais il a pourtant profondément changé : l’âge –pourtant relativement peu avancé, à peine une vingtaine d’années le séparant de ses jeunes camarades – et surtout l’expérience, les souffrances, injustices, humiliations subies, les leçons et observations recueillies dans les pays voisins, berceau du RASSEBLEMENT DEMOCRATIQUE AFRICAIN, tout cela permettait au Doyen du groupe d’apporter un précieux contrepoids à la fougue des « 4 mousquetaires » toujours en colère et prêts à en découdre sans souci du danger potentiel (même si eux aussi avaient déjà eu leur part de répressions, détentions et autres vexations destines à humilier et casser l’esprit de Résistance patriotique). De la longue confrontation de ces tempéraments divers mais en fait complémentaires sortit, après trois journées de discussions agrémentées de longues promenades à travers les dunes proches de la vieille ville, de séances de jardinage sous la direction du doyen-chef jardinier et de rapides parties d’échecs (sous celle du SG), un consensus était acquis. Sa formulation revenait tout naturellement au chef de file du « Noyau dur », le Secrétaire Général de la NAHDA.

En quoi consistait la position définie ainsi par le Bureau Exécutif de la NAHDA et qui allait servir de point de départ au grand Dialogue des années 1960 ? La réponse des Nahdistes allait se faire en deux temps :

  1. Accord de principe tout de suite, étant d’avance entendu qu’il n’est pas question pour la NAHDA de rejoindre purement et simplement le Parti au Pouvoir ( comme cela se faisait couramment dans les anciens territoires coloniaux), mais éventuellement de fonder une nouvelle formation politique commune ; de se mettre d’accord sur un programme commun d’indépendance réelle … etc
  2. Les conditions, modalités et étapes de cet accord seraient discutées à NOUAKCHOTT, avec le Chef de l’Exécutif, après la libération des détenus.
  3. Le reste ne serait pas dévoilé avant la négociation proprement dite, mais d’ores et déjà, il était entendu pour les Nahdistes :
  4.  que le nouveau parti serait créé au cours d’un Congrès dans lequel la NAHDA aurait autant de délégués que le PRM,
  5. Que la NAHDA serait dès avant le début des négociations autorisée à reprendre ses activités politiques (interdites depuis l’arrestation de ses dirigeants en 1960).
  6. Une condition supplémentaire jugée à juste titre« taajîziya » par le Doyen du groupe et ne devant donc pas être posée comme préalable : que deux autres partis ayant une implantation très minoritaire dans le pays, participent au Congrès constitutif de la future Formation et qu’ils bénéficient d’une représentation égale à celle des deux seuls partis d’envergure nationale (le PRM et la NAHDA). Idée retenue cependant, sous réserve d’un réexamen entre les Nahdistes avant d’en faire une condition impérative.

En fait la plupart des conditions posées par les NAHDISTES étaient « Taajîziya » et allaient provoquer une levée de boucliers quasi générale de la part des dirigeants du PRM. Pourquoi ont-elles été retenues par le Bureau de la NAHDA ? Ce dernier était profondément sceptique à propos de toute coopération positive entre les Patriotes et des collaborateurs mis en place, conseillés et orientés par des Administrateurs coloniaux toujours présents aux commandes du nouvel « Etat ». Ces réserves étaient partagées par tous les membres mais, comme on l’a vu, le Doyen conseillait la modération, et le dilemme posé par les Revendications marocaines limitait considérablement la marge de manœuvre de tous.

Ces considérations n’eurent pas raison de la réticence – encore un euphémisme – des autres membres du groupe. D’où le choix d’une sorte de pari fou, en tout cas particulièrement audacieux : posons des conditions qui nous permettraient, si elles étaient acceptées, de contrôler le futur parti (Programme élaboré en commun, c’est-à-dire en fait par les cadres les plus compétents en la matière – les nôtres ; large majorité à la Direction du Parti, puisque la Nahda et ses alliés auraient théoriquement  les ¾ des délégués). Et si elles étaient refusées, on pourra rejeter la responsabilité de l’échec sur le Pouvoir à l’égard duquel le Peuple restait  extrêmement méfiant.

Ce que nous ne savions pas et qui allait assurer la réussite du Dialogue, c’est que l’autre camp le jugeait indispensable ; non pas les caciques du PRM, inconditionnels de l’Ordre colonial et toujours figés dans un conservatisme allergique à toute évolution sociale, mais le Nouveau Président et ses mentors français qui l’encourageaient discrètement et lui assuraient le soutien des appareils administratifs et sécuritaires dont ils tenaient toujours les clefs. Eux, plus que les Mauritaniens, savaient qu’il était impossible de construire même un embryon d’appareil d’Etat avec le personnel déjà en place, sans lui injecter un sang neuf et une dynamique nouvelle à travers d’importants « renforts » de cadres et de jeunes talents, dans le très important vivier constitué par les militants et sympathisants du Mouvement National (JEUNESSE ET NAHDA essentiellement).

En effet, la réaction du gouvernement a été rapide : nos propositions étaient acceptées, notre libération hâtée et le Président Mokhtar nous reçut dès notre arrivée à Nouakchott. Il fut convenu de mettre en place une Table Ronde des Partis, incluant les formations minoritaires (à égalité avec les autres !) plus même un cinquième pôle proposé à la dernière minute pour permettre la participation de cadres nationaux de valeur. La Table Ronde se réunit rapidement à raison de Cinq délégués pour chaque composante, et elle mit en place un vaste plan de sensibilisation à travers le pays. Les Organisateurs avaient en effet une grande et noble ambition : la fondation d’un grand Parti National hautement représentatif de toutes les composantes du pays, de ses élites traditionnelles et modernes, mais aussi des masses urbaines, rurales et nomades, des Campements Bédouins, des villages et des Adwabas. Des délégations de la Table Ronde sillonnèrent le pays, tenant partout réunions et meetings, « palabrant » avec paysans et notables. Cette campagne tous azimuts prit presqu’un an et ce n’est que fin décembre 1961 que tout fut prêt pour la tenue du Congrès. Entre temps les différents partis avaient tenu leurs propres conclaves. Pour sa part, la NAHDA réunit à NKT le plus important congrès de son histoire, les précédents ayant été obligés de se tenir dans une semi-clandestinité jalonnée de mesures d’intimidations, de provocations, parfois d’agressions.

Les tout derniers jours de Décembre 1961 sont donc consacrés à la tenue  du Grand Congrès National tant attendu qui donna naissance au Parti du Peuple Mauritanien, le fameux « P.P.M. » qui dirigera (ou sera censé diriger) le pays durant dix sept ans, jusqu’à la chute du Régime le 10 Juillet 1978. Entre temps, un certain consensus national s’était établi, la sensibilité exacerbée des Nahdistes qui sortaient tout écorchés d’années de confrontations avec les « collabos » s’étaient un peu apaisée ; (ils s’étaient mis à rêver… un peu vite ! d’une sorte de « Révolution de velours » permettant de transformer de l’intérieur le néo colonialisme naissant en un Etat National au service du Peuple ; d’où le nom de PARTI DU PEUPLE qu’ils ont eux-mêmes proposé et fait adopter par le Congrès. Rêve justifié par le « Pari de Tichit » évoqué plus haut et qu’ils croyaient avoir gagné, puis qu’ils avaient effectivement présidé à la confection du Programme du Parti et se sont trouvés, eux et leurs « alliés », quasiment majoritaires dans les instances de la Nouvelle Formation. Ils n’allaient pas tarder à … se réveiller (comme on le verra), mais en attendant, cette période d’apaisement relatif a vu la constitution d’un gouvernement d’ouverture incluant quelques représentants de l’Opposition (notamment Bouyagui Ould Abidine de la NAHDA et Hadrami Ould Khatri de l’UNM) et l’élection du premier Président de la République Islamique de Mauritanie, M° Mokhtar ould Daddah, bénéficiant d’un large consensus de la classe politique représentée par la Table Ronde.

La logique du Consensus permit également de répartir de manière équilibrée les responsabilités au sein du Parti et de ses diverses commissions. Y compris au sommet où les deux principales responsabilités furent attribuées aux secrétaires généraux des deux principales formations fondatrices du PPM : à celui du PRM (M° Mokhtar ould Daddah, devenu Président de la République), le poste de Secrétaire Général, c’est-à-dire la Responsabilité suprême puisque le poste de Président du Parti n’existait pas ; et à celui de la Nahda (Ahmed Baba Miské), celui de Secrétaire Permanent, c’est-à-dire la gestion du Parti au quotidien et, surtout, son implantation, sa mise en place effective dans l’ensemble du pays. Confronté à cette tâche immense et, à priori enthousiasmante, l’ancien Chef de file des Jeunes fondateurs de la NAHDA ne tarda pas à éprouver l’amère satisfaction de voir se vérifier ses réserves tichitoises et son scepticisme concernant la compatibilité entre Collabos et Patriotes et la viabilité d’une union entre eux. Or le Secrétariat Permanent qui lui a été confié ne disposait, pour mettre en place le Parti (siège central, activités quotidiennes, implantation dans tout le pays, etc) ne disposait d’aucun moyen (budget de fonctionnement, matériel, personnel). Il n’avait rien « hérité de ses géniteurs », dont seul le « Parti de l’Administration » avait des moyens mis à sa disposition par celle-ci. Les concepteurs du PPM avaient pour lui l’ambition d’atteindre rapidement l’indépendance financière grâce aux contributions de ses futurs et naturellement très nombreux membres. Mais il était entendu que le gouvernement – dont tous les membres devenaient des membres du PPM dès sa création – accorderait à celui-ci les facilités nécessaires pour « démarrer ». Mais il était clair que l’Administration ne pouvait se sentir particulièrement motivée pour aider ses ennemis d’hier à accomplir leurs desseins supposés hostiles à son égard. On pourrait s’étonner de ce que cette Administration, encore essentiellement Française, fût réticente à favoriser la réussite d’un projet politique ayant eu (comme on l’a vu) le soutien de la France. Mais l’histoire de la Décolonisation est riche d’exemples dans lesquels des réformes décidées à Paris, non pas de gaité de cœur mais parce qu’elles étaient devenues inévitables dans l’intérêt de la France et surtout dans celui des Colons eux-mêmes, ont été refusées et sabotées par ceux-ci. Sans quoi, par exemple, l’Algérie aurait pu devenir, bien avant l’Afrique du Sud de Mandela , une Nation Arc en Ciel, au grand bonheur de tous ses habitants, à commencer par les Pieds Noirs (dont on connait l’exode dramatique vers la France en 1962).

L’arbitrage attendu du Président de la République et Secrétaire Général du Parti, se fit attendre, indéfiniment. Le Secrétaire Permanent confia à ses camarades et amis son souhait de se retirer, persuadé désormais que tant qu’il serait là, lui, le blocage resterait total. Ce n’était pas seulement une conclusion logique et une intuition forte, mais aussi une information puisée à des sources fiables. Ses amis refusèrent avec énergie de le « libérer » et il dut attendre la tenue d’un deuxième congrès au cours duquel il dut se laisser réélire … C’est finalement en acceptant  une sorte d’exil … honorable qu’il réussit à se libérer d’une situation absurde et frustrante. Il s’agissait d’un départ à l’étranger, comme ambassadeur. Cela arrangeait tout le monde : le Président, qui pouvait désormais avoir au Parti un premier collaborateur « normal », tout en remédiant partiellement à la faiblesse de la Représentation diplomatique du pays ; l’Administration – pour des raisons évidentes – l’intéressé lui-même qui, pensait-il, cesserait d’être associé à la responsabilité d’un Pouvoir dont il a eu le temps de bien comprendre la nature néo coloniale et, en tout état de cause, la banale médiocrité, tout en aidant son pays à se faire mieux connaître  et  reconnaître dans le monde.

Le Parti, quant à lui, cessa d’être à la diète et bénéficia d’avantages et de privilèges de plus en plus importants, devenant rapidement en fait puis en droit un PARTI UNIQUE ou PARTI ETAT (sur le modèle Sékou Touresque). En réalité, on eut droit à un remake du PRM, les autres composantes ayant été marginalisées, même si leurs apports et ceux par la suite d’autres groupes d’opposants et autres cadres, ont permis au Régime de se donner une image nationaliste ou progressiste.

Le problème, c’est que le défaut initial, fondamental, du Régime, de tout régime néo colonial, n’a jamais été « soigné », ni même posé. Il s’agit de la nécessité pour un Etat d’être construit sur  des fondements nationaux, puisés dans ses propres  sources et ressources culturelles, civilisationnelles, spirituelles, offrant des références nourricières à ses activités ordinaires comme à son organisation sociale, à sa législation, à son enseignement, à sa vie culturelle et scientifique, à ses chercheurs, une source d’inspiration à ses créateurs dans tous les domaines. L’Administration coloniale était une machine d’une grande efficacité, résultat d’une longue évolution européenne qui a duré plusieurs siècles pour aboutir à un système de gouvernance parmi les plus performants du monde. Mais elle avait des sources d’inspiration couramment qualifiées soit de gréco-latines soit de judéo-chrétiennes, en tout cas très différentes de celles de la plupart des peuples colonisés. Il était donc urgent, prioritaire même, si on veut bâtir un nouvel Etat, de lui trouver des bases adaptées à ses réalités, à ses besoins, à son génie propre. Au lieu de se contenter de baptiser «Ministères » les petits services administratifs coloniaux, inadaptés à la taille d’un Etat et qui allaient rapidement dégénérer, devenant des fabriques de gabegie, de frustration, de corruption.

Quel intérêt peut présenter une telle expérience aujourd’hui, dans un pays et une société ayant tellement changé qu’on peut dire qu’il s’agit pratiquement d’une autre société ? Aussi, la première conclusion à retenir est sans doute la nécessité d’aborder la question avec une extrême prudence en se disant que les mots ne recouvrent pas du tout les mêmes réalités. Quelques exemples : Opposition, gouvernement, France ….

1. LA France, pour la Mauritanie comme pour la plupart de ses sœurs du Sud, « Territoires d’Outre-mer » à peine déclarés « Indépendants », c’était encore la « Métropole » - terme difficilement compréhensible pour les gens d’aujourd’hui et qui pouvait pour certains être l’équivalent de « Mère- Patrie » ; en tout cas le pays dont tout dépendait : la vie économique et financière, la politique au niveau le plus élevé, les Relations avec le monde, etc. En 1961, cette dépendance demeurait vitale pour tous bien que très variable, approchant les 100% pour certains (Comores, Djibouti pas encore proclamés indépendants, mais aussi Gabon, Dahomey, Haute-Volta, Congo-Brazza, etc.).

2. LE GOUVERNEMENT, c’était encore pour les peuples une sorte « d’OVNI » difficilement identifiable, qui gardait encore une part du prestige fait de terreur et de respect craintif qu’on éprouvait à l’égard des « Toubabs », la mue s’effectuant d’ailleurs tout à fait en douceur : la plupart des nouveaux Etats compteront pour un temps des ministres Français « métropoitains ». En Mauritanie, ce furent M. Salette (Economie) et Maurice Compagnet (Finances), deux sur six dans le tout premier embryon de « gouvernement » dit de la « Loi Cadre », présidé par le Gouverneur, lui-même métroplolitain, bien sûr. En 1961, ils n’y étaient plus mais ils étaient relayés par des Conseillers métropolitains qui tenaient les divers Ministères et Services, très efficacement et souvent avec beaucoup de Rigueur ; à commencer par le Directeur de cabinet du Président, un homme de très grande qualité, travailleur infatigable, à la compétence universelle, discret, dévoué, bref un grand commis de l’Etat, secondé par une sorte de double encore plus discret et plus effacé, qui le remplacera après sa tragique disparition en 1965 dans un accident d’avion et restera en place jusqu’à la disparition … du Régime lui-même, en 1978 ; avec le titre plus discret de Conseiller, puisque celui de DIRCAB avait été officiellement mautitanisé.

On voit ici combien il serait aventureux de faire des comparaisons directes, simplistes, quand le même mot « gouvernement » désigne deux réalités aussi opposées que le Régime de 1961, encore  au biberon colonial et l’actuel, qui a effectué enfin des ruptures si longtemps attendues avec la fidélité à l’esprit colonial, en se réclamant par exemple publiquement de la Résistance Nationale et en rendant officiellement hommage à ses héros (à travers le dernier survivant de la fameuse bataille de OUM TOUNSI, le centenaire Mohamed ould Bouhadda).

3. L’OPPOSITION. En 1961, l’équation était simple car il y avait deux camps relativement faciles à identifier : d’un côté celui dont des Représentants bien estampillés sortaient des prisons du pays et qui se battait contre l’occupation étrangère, pour la liberté, l’indépendance ; de l’autre, cet occupant étranger et ceux à qui il a délégué les apparences du Pouvoir lorsque la conjoncture internationale et la montée en puissance du Mouvement National l’ont contraint à jeter du lest.

L’autre différence essentielle avec aujourd’hui, c’est que le Pouvoir n’avait pas de peine à identifier ses interlocuteurs ni à trouver leur adresse,  où Il les avait lui-même assignés ; et l’opposition ainsi visée n’avait pas besoin de longues concertations puisqu’il s’agissait d’une entité dont la Direction se trouvait depuis des mois rassemblée dans un espace réduit, ayant d’avance une position unie sur l’essentiel. C’est cet interlocuteur privilégié (puisqu’adversaire principal) du Pouvoir, qui décida d’imposer que fussent associer aux dialogue d’autres participants sans prétentions excessives, qui acceptèrent de bonne grâce (et de bonne foi) de jouer le jeu.

LES MOTIVATIONS. Je ne me permettrai pas de spéculer sur celles des protagonistes. Par contre, celles des populations me semblent faciles à deviner : elles ne peuvent que souhaiter l’apaisement, la paix civile, la coopération de tous au mieux de l’intérêt général. Pas nécessairement un nouveau « PPM » : on n’est plus au temps des « Partis-Etats », mais le multipartisme n’interdit pas de d’entendre sur un « Code de bonne conduite » permettant une compétition loyale pour faire fonctionner une démocratie pour tous. On peut même aller un peu plus loin. On peut rêver.

Oui, un rêve : celui d’une classe politique assez consciente et assez responsable pour travailler ensemble, toutes obédiences confondues à corriger le grave handicap avec lequel l’Etat Mauritanien est né et qui est la cause principale de sa faiblesse, de son inadéquation à son rôle essentiel. C’est qu’il a été la simple continuation de l’Administration coloniale, dont les sources d’inspiration européennes (judéo-chrétiennes et gréco-latines) sont trop éloignées de notre société. Il fallait lui donner des fondements nationaux, culturels et civilisationnels qui assurent sa crédibilité, sa légitimité, sa symbiose avec le peuple. Pourquoi ne pas imaginer, en marge du Dialogue, un « Chantier » national réunissant un conclave d’intellectuels (historiens, politologues, chercheurs en sciences sociales, juristes, Uléma… ), comprenant des sympathisants de tous les « Camps » mais ayant avant tout des motivations nobles de nature scientifique et patriotique ?

On croit rêver ? Oui, j’ai bien parlé d’un rêve… Ahmed Baba Miské

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