Demba et Dupont, le « garde à vous » patrimonial* (2ème partie)

IV Demba et Dupont et l’histoire des tirailleurs sénégalais

Au début des années 80, les autorités sénégalaises s’en prennent aux symboles les plus visibles du passé colonial : des rues et établissements scolaires sont rebaptisés (l’ancien lycée Van Vollenhoven du Sud de Dakar rebaptisé Lamine Gueye), des statues sont déboulonnées. C’est le cas de la statue Demba et Dupont, œuvre exécutée dans le bronze en 1923 par le sculpteur français Paul Ducuing lors de la domination coloniale. On peut y voir Demba le Tirailleur africain et Dupont, le Poilu français. Le choix des deux noms est dicté par le fait qu’ils sont fort répandus en Afrique comme en France. En plaçant Demba à côté de Dupont, le sculpteur a mis en exergue le lien indissoluble de fraternité qui a uni les combattants africains et français, dans les moments tragiques de la Grande Guerre. Le fait que les deux soldats regardent ensemble dans la même direction suggère, peut-être, une communauté de destin… Cette statue a été édifiée dans le but de saluer la bravoure et le courage des tirailleurs sénégalais. Le mot « tirailleur » vient de « tir » et « ailleurs » choisis par raillerie parce que ces soldats rataient souvent leur cible en tirant. Les tirailleurs sont donc les troupes d’infanterie coloniale recrutées pendant un siècle par la France et dans toute l’Afrique subsaharienne (Mali, Soudan, Niger…). De leur création, en 1857, à leur suppression, au début des années 1960, année d’indépendance du Sénégal, ils participent à toutes les campagnes coloniales menées par la France. Lors des deux grandes guerres, ils vont jouer un rôle actif dans la libération du territoire français. L’histoire des tirailleurs sénégalais est reconstituée dans le musée des forces armées de Dakar, créé en 1997. La reconstitution des faits passe par l’exposition de photos, maquettes, tableaux, mannequins,  la récupération d’archives (la collecte des documents écrits dans les différents centres d'archives militaires français: partenariat avec le musée historique à Reims), et d’objets de guerre de l’époque (fusils à canon, éléments vestimentaires des tirailleurs). Ces ressources documentaires et matérielles facilitent une mise en scène vivante de l’histoire des tirailleurs, accessible au grand public. La direction du patrimoine national sénégalais a œuvré pour la sortie de la statue Demba et Dupont du cimetière de Bel Air et pour son installation devant la Gare Dakar-Niger rebaptisée Place du Tirailleur en 2004. Ce site a été choisi parce qu’il présente un lien manifeste avec la statue et les personnages qu’elle évoque. C’est d’ici que partaient beaucoup de tirailleurs, pour aller combattre sur le front. Officiellement, le Sénégal n’a pas développé de politique de destruction du patrimoine hérité de la colonisation mais certains édifices comme le marché Carmel datant de cette époque avec ses armatures métalliques ont été en partie détruits. Pour de nombreux historiens et intellectuels sénégalais  « le patrimoine colonial fait partie intégrante du patrimoine national »[i] et à ce titre il convient de le préserver. Le déplacement de la statue Demba et Dupont, qui se trouvait face à l’Assemblée nationale de Dakar, illustre bien la politique fluctuante de l’état à cet égard. Destituée, déplacée, la statue est ensuite réhabilitée. C’est aussi dans un esprit de patrimonialisation du paysage historique urbain que l’île de Gorée et la ville de Saint-Louis ont été classées patrimoine mondial de l’Unesco en 2000. Sur le plan de l’urbain, il existe encore des traces de l’aménagement de l’espace de type colonial. Dans la plupart des villes coloniales, il n’existait pas de places publiques. La stratégie de gestion de la population indigène visait à ne pas créer d’espaces où les gens pouvaient flâner ou se rassembler. Aujourd’hui, l’architecture de toute la zone Sud de Dakar est de type "colonial". La plupart des bâtiments date de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe. Les villas de type colonial sont habitées aujourd’hui par de riches familles sénégalaises.

V Demba et Dupont, Lat Dior et Sérigne Touba : Anonymes et héros de légende

L’habitude de construire des statues commémoratives est récente au Sénégal. Si elles sont pléthore en France et se disputent les places publiques avec d’autres types de monuments, les premières apparues à Dakar sont sans doute le fait du pouvoir colonial.

 Aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, les hommes politiques souhaitent signaler et embellir l’espace urbain par des œuvres d’art et des monuments commémoratifs. C’est l’une des priorités que le président Abdoulaye Wade a évoquée dans sa politique culturelle pour la ville de Dakar lors du discours d’ouverture de la biennale Dak’art en mai 2010 : installer dans la ville des œuvres d’art public et enrichir ainsi le paysage urbain. S’il n’a pas précisément évoqué la statuaire commémorative, le président Abdoulaye Wade est donc à l’origine du monument pour la renaissance Africaine et également de la fête commémorative des tirailleurs sénégalais dans son pays. Il a enfin inauguré en décembre 2010 le musée de Thiaroye. Mais l’histoire sénégalaise compte différents types de héros. Ainsi Lat Dior est-il l’un des principaux personnages de la résistance à l’oppression coloniale. A notre connaissance, il n’existe que deux monuments dans Dakar évoquant son souvenir. L’un est une fontaine représentant son célèbre cheval, l’autre une statue équestre située au Cices, immense structure composée de bâtiments et d’espaces ouverts qui accueille divers types de manifestations : foires, concerts, biennales artistiques.

 

Lat Dior est considéré comme le héros national du Sénégal. Ancien roi d’un royaume du Sénégal, le Cayor, il s’oppose avec acharnement à la conquête de son pays par les Français. En 1982, l'artiste fondeur Issa Diop[] a réalisé une statue en bronze de Lat Dior assis sur son cheval Malaw. La statue équestre, d’une hauteur de 3,5 mètres a été érigée à Dakar, à l'entrée principale du CICES (Centre international du commerce extérieur du Sénégal), zone assez excentrée par rapport au centre ville…Cet autre exemple de statue urbaine montre en contrepoint le sens de la statue de Demba et Dupont qui évoque un autre aspect des relations franco-sénégalaises. De nombreuses villes et régions du Sénégal étaient incluses dans le territoire français et leurs occupants possédaient la nationalité française à l’époque coloniale. Les habitants des villes de Saint louis, Dakar, Rufisque et Gorée bénéficièrent du statut de citoyens français à partir de 1833 et élisaient leurs députés dès 1848. Ainsi Senghor siégea-t-il à l’Assemblée Nationale Française. Ces citoyens français sénégalais et autres africains étaient ainsi enrôlés comme conscrits dans l’armée française lors des deux derniers conflits qui touchèrent l’Europe du XXème siècle. Il existe aujourd’hui dans le centre de Dakar une maison des anciens combattants qui sert épisodiquement de lieu d’accueil pour des expositions artistiques. Egalement une association des fils et petits-fils d’anciens combattants. Les tirailleurs survivants sont plus que rares aujourd’hui et la plupart du temps s’expriment en wolof ou en d’autres langues vernaculaires. Leurs témoignages deviennent précieux si l’on souhaite conserver les traces d’une histoire qui s’évapore devant nous. Notons par ailleurs que le code de l’indigénat réservé aux autres africains colonisés ne possédant pas la citoyenneté française bafoue l’éthique de la déclaration universelle des droits de l’homme que l’on doit pourtant également à la France, nation parfois émancipatrice, parfois répressive.

Si le monument de Demba et Dupont, dans son style académique, souhaite montrer une fraternité d’armes, dont on comprend, après le rappel de la figure de Lat Dior, la signification particulière, il est nécessaire de se pencher d’un peu plus près sur l’histoire des tirailleurs et de leur traitement par les autorités françaises. On évoquera seulement les massacres de Thiaroye. Thiaroye, à 25 kilomètres environ du centre de Dakar, est une petite ville qui appartient à la zone périurbaine de la capitale sénégalaise. L’évènement tragique qui s’y déroula en 1944 a fait l’objet d’un célèbre film d’Ousmane Sembène, cinéaste sénégalais, récemment décédé et lui-même ancien tirailleur, engagé volontaire, « Le camp de Thiaroye » sorti en 1988. Environ 35 tirailleurs sénégalais ont été assassinés là sur ordre de leur hiérarchie. Le site commémoratif ne fut longtemps qu’un cimetière gardé par un descendant de tirailleur. Grâce à l’entêtement et la volonté de ce dernier, et de quelques autres, un musée vient d’être inauguré fin 2010 par l’actuel président de la république du Sénégal. Ces tirailleurs rassemblés à Thiaroye en 1944 après avoir servi dans l’armée française, selon les témoignages recueillis, et les recherches historiques déjà effectuées par différentes autorités, réclamaient leur solde de l’état français, solde qui n’arrivait pas. Pour mettre fin au début de mutinerie, il fut donc décidé de les assassiner par les autorités militaires. L’ancien camp militaire français est aujourd’hui occupé en partie par une base militaire sénégalaise et également par une école secondaire. Les enseignants, entre autres les historiens de cette école, supposent que le lieu d’inhumation des corps se situe sous une grande dalle de béton proche de l’école, fosse commune vite oubliée qui, à ce jour, n’a pas encore subi d’investigation de la part de chercheurs urbanistes ou historiens pour en assurer le sens et l’origine. Mais le cimetière existant, quelques centaines de mètres plus loin, est le lieu où se recueillent les visiteurs. Il a été construit sur le modèle de ceux que l’on peut trouver sur les plages normandes du débarquement et compte autour de 120 tombes. Y est conservée en effet la mémoire d’autres tirailleurs que ceux de Thiaroye. Comme on le sait, le 14 juillet 2010 a été l’occasion en France de faire défiler des troupes africaines aux côtés des militaires français sur les champs Elysées. La volonté du gouvernement français de réparer les effets négatifs de certains oublis de la France a présidé entre autres à la décision de ce défilé ainsi qu’à la mise en place des manifestations culturelles dans l’hexagone, tout au long de l’année 2010, manifestations célébrant le cinquantenaire des indépendances africaines. Mais l’histoire de Demba, le tirailleur anonyme, reste à écrire et à réhabiliter. Elle fait encore l’objet aujourd’hui de plus d’oubli que de mémoire et les rares témoins sénégalais encore vivants vont bientôt mourir. La statue de Demba et Dupont rappelle pour les Sénégalais une part d’histoire cachée, celle du massacre de Thiaroye, alors que pour le touriste français, cet épisode douloureux reste invisible. Le film « Indigènes », sorti en France en 2006 avec le succès que l’on connaît,  montrait la participation de soldats d’Afrique du Nord aux combats de la Seconde guerre mondiale. Le film d’Ousmane Sembène, sorti en 1988, plus ancien, fut en revanche longtemps censuré en France. Il existe encore peu de travaux scientifiques sur le destin des tirailleurs sénégalais. Magueye Cassé, chercheur à l’UCAD, germaniste, a réalisé un travail sur les soldats africains prisonniers et internés dans les camps allemands pendant la seconde guerre mondiale. Communauté de souffrance mais discrimination dans les honneurs : Les soldats indigènes et citoyens français africains ayant participé aux combats pour la libération lors du second conflit mondial furent parfois contraints de quitter les rangs des contingents glorieux se dirigeant vers la ville de Paris libérée, afin, que, parce que nègres, ils n’apparaissent pas dans les défilés des vainqueurs dans la capitale. Et les tirailleurs sénégalais rentrés au pays attendirent longtemps que leur solde soit réévaluée à parité avec celle des anciens combattants français du territoire métropolitain. La statue de Demba et Dupont montre une fraternité franco sénégalaise peut être utopique, assurément fragile et sans cesse à reconstruire. L’historien Achille Mbembé note qu’il est important de se désolidariser de l’ancien colonisateur et de l’aider à s’auto décoloniser, à se provincialiser : en d’autres termes, les africains doivent trouver ailleurs qu’en Europe, et en particulier ailleurs qu’en France, de nouvelles solidarités économiques et culturelles[ii]. Sans reprendre cette position, on considère souhaitable de lever le voile sur tous les aspects de l’histoire passée.  La discrétion commémorative est parfois due à des structures sociales qui préfèrent à l’ostentation commémorative, le souvenir fervent et discret. Le culte rendu à Sérigne Touba au Sénégal connaît par exemple des formes différentes des manifestations mémorielles à la française dont Pierre Sansot[iii] stigmatise les excès de démonstrativité et de spectacularisation. Peut-être notre société du spectacle confond-elle parfois la mémoire et la farce. Les effigies de cet autre résistant à l’oppresseur colonial, Sérigne Touba, qui fut déporté au Gabon, ornent taxis, murs et espaces privés, porte-clés, dans les milieux populaires mais aussi au-delà, au Sénégal. Ce personnage, pacifiste, allie en effet courage et spiritualité. Mais les blessures du temps liées aux histoires individuelles de tirailleurs sénégalais aussi bien qu’au sentiment collectif du mépris subi par le fait de l ‘ignorance naïve des nouveaux touristes au Sénégal obligent à reconsidérer l’histoire, le travail de mémoire et leur patrimonialisation, ainsi que leurs effets sur les représentations contemporaines des nations et des cultures concernées. « Le mort saisit le vif » selon l’expression du droit reprise par Pierre Bourdieu. Ces morts anonymes et fraternels que représentent Demba et Dupont sont l’arbre qui cache la forêt. Les exclus de l’histoire ressurgissent parfois du passé pour murmurer à qui veut bien les entendre le sens du présent. La création du musée de Thiaroye par les Sénégalais répare ce que tant d’années de silence risquaient de corrompre et la reconnaissance officielle récente par le gouvernement français de la dette envers les tirailleurs sénégalais ouvrent des pages nouvelles pour l’histoire partagée franco–sénégalaise. Au temps de « la rivalité des super puissances au niveau planétaire et du déploiement à la surface du globe de leurs dispositifs politiques et militaires »[iv] les nouveaux partenariats culturels permettent la mise en œuvre des formes du symbolique qui transcendent les frontières d’états. Les nouveaux ethnoscapes décrits par Arjun Appadurai mettent en œuvre d’autres logiques que celles des états. Les questions d’aménagement du territoire qui concernent le patrimoine et sa statuaire, la régionalisation et l’économie du tourisme, constituent un ensemble d’enjeux à la fois politiques, symboliques, culturels et économiques forts. Les enjeux de mémoire, que soulève le traitement de la statue de Demba et Dupont, ainsi que de la commémoration des massacres de Thiaroye qui possède aujourd’hui son musée, constituent les indices des transformations à l’âge post colonial des relations entre des nations aux destinées liées par la langue, l’histoire et la culture, mais peut-être séparées demain par leurs orientations économiques et structurelles, si la construction conjointe de l’histoire commune ne trouve pas sa ligne d’équilibre entre la mémoire et l’oubli.

 


* Paru dans : DRIS Nassima (dir.), Patrimoines et Développement Durable : Ressources - njeux - Lien social, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, avril 2012. @Presses universitaires de Rennes, France.

** Myriam Odile BLIN est maître de conférences, HDR,  à l’ université de Rouen, sociologue de la culture. Elle est membre de l’AISLF, Association Internationale de Sociologie de Langue Française. Directrice de la collection « Arts dans la mondialisation » aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre, les PURH, elle réalise depuis 2003 des recherches sur l’art et les politiques  culturelles  et mène par ailleurs une activité d’opérateur culturel dans le privé.

***Aminata DIOP,  docteur en sociologie à l’université de Rouen, a réalisé une étude sur les politiques du patrimoine culturel sénégalais et les représentations du patrimoine dans la population sénégalaise de Rouen. 

[i] Propos recueillis auprès de Hamady Bocoum, historien, responsable de la direction du patrimoine historique du Sénégal.

[ii] MBEMBE (Achille) Sortir de la grande nuit, Paris, Editions la découverte, 2010.

[iii] SANSOT (Pierre), Du bon et du moins bon usage de la commémoration, in Dir. JEUDY Henri Pierre, Patrimoines en folie, Paris, Ministère de la culture et de la communication, coll.Ethnologie de la France, Editions de la Maison des sciences de L’homme, 1990.

[iv] LACOSTE (Yves), Paysages du politique, Paris, Biblio Essais, Librairie générale française, 1990.

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