Demba et Dupont, le « garde à vous » patrimonial* (1ère partie)

I Introduction : Demba et Dupont, le partage colonial.  

La socio-anthropologie de l’art et de la culture permet d’éclairer de façon pertinente des processus sociaux associés à la construction de l’âge post colonial ou post moderne dans toutes ses dimensions fluctuantes. La dimension symbolique explorée par exemple dans les œuvres d’art, de culture, et patrimoniales aide à  comprendre l’évolution des relations entre  ex colonisés et ex colonisateurs à l’âge post moderne. S’intéresser au patrimoine bâti commémoriel, et en l’occurrence à la statue de Demba et Dupont à Dakar, permet d’entrer au cœur d’un débat inachevé : celui qui concerne la construction conjointe d’une histoire, d’une mémoire et d’une actualité  partagées avant pendant et après la colonie.

La statuaire commémorative a, dans un pays tel que la France, essaimé aussi bien dans les petits villages ruraux que sur les places élyséennes. Mais cette catégorie patrimoniale possède un statut particulier dans l’imaginaire urbain de Dakar.

L’un des effets du colonialisme fût d’introduire de tels monuments commémoratifs dans des régions du monde traditionnellement peu familières de ce type de constructions. Au-delà de la dimension matérielle et artistique de cette statuaire académique, émerge une autre dimension du patrimoine et de l’histoire, la dimension mémorielle. Celle ci allie la force du souvenir autant que de l’oubli dans la construction de la conscience collective. En effet, l’histoire de certains de ces monuments rappelle combien une histoire commune, l’histoire coloniale, selon la culture et la nation à partir de laquelle elle est appréhendée et la tradition dans laquelle elle est commémorée, demeure une donnée subjective, sujette à réinterprétations, redécouvertes, oublis et polémiques. Le destin de la statue de Demba et Dupont, à Dakar, propose des variations de sens, à l’âge post colonial, selon les locuteurs, les époques, l’évolution des mentalités officielles aussi bien que des opinions populaires à l’égard d’un passé qui ne cesse d’interroger le présent le plus immédiat.

II Patrimoine, art et histoire

La définition de l’art ainsi que celle du patrimoine ne vont pas de soi. Le champ contemporain accepte dans la catégorie de l’art des pratiques telles que les installations, les performances, l’art vidéo ou l’art urbain, mais délaisse certaines formes académiques de statuaire telles que celles qui ont pour fonction la commémoration d’évènements historiques passés. Ainsi des statues du soldat inconnu mort pour la France qui fleurissent dans tous les villages et villes de France depuis les précédents conflits mondiaux de 1914-1918 et 1939-1945. En revanche ce type de monument appartient à la catégorie sémantique patrimoniale. Plus, la statuaire commémorative est doublement historique. Par la destinée du monument sculpté, d’une part, par les évènements de l’histoire qu’il évoque d’autre part. L’UNESCO, pour sa part, distingue deux types de patrimoine : le patrimoine matériel et le patrimoine immatériel. La transmission orale et  la mythologie construisent le patrimoine immatériel dans lequel contes et légendes, savoir faire et traditions, enfin histoire vécue se donnent le tour et créent ensemble une collectivité culturelle. Mais tout ce qui appartient au patrimoine artistique ou architectural ne relève pas du consensus. Pour ce qui est de la définition de l’art et de son patrimoine, on laissera la question de côté pour l’instant, sachant que, selon les pays et leurs traditions, certaines formes symboliques, certains objets sculptés, revêtiront une valeur esthétique, alors que dans d’autres, ils seront considérés comme simples bâtiments  urbains ou objets de rituel à fonctionnalités variables. Tout le débat sur le statut des objets dits « d’art premier » est à reconsidérer sous cet angle. Il importe également, à l’instar de Roger Somé, d’indiquer combien les catégories traditionnelles de l’histoire de l’art européenne sont sans cesse perturbées par l’arrivée sur le site de l’esthétique internationale d’objets étranges et étrangers à ses catégories qui obligent à redéfinir et l’art et son histoire[i]. Ce qui est vrai pour l’art l’est aussi pour les sociétés qui le produisent : Une littérature, un art du « tout monde »[ii] selon la perspective philosophique élaborée par Edouard Glissant, s’élaborent, en même temps que les nations tentent de définir leurs singularités et leurs ethnicités syncrétiques face au monde  aussi bien que de construire une « civilisation de l’universel », pour reprendre l’expression de Léopold Sédar Senghor. De ce fait, la question nouvelle de l’anthropologue peut se résumer ainsi : « recul des cloisonnements identitaires, recul qui impose à l’ethnologie une responsabilité consistant à répondre à cette interrogation : quelle est désormais la nature de cette altérité qui est au fondement de son investigation[iii] ? » On prendra un objet singulier pour répondre à ces questions générales que posent encore les recompositions post-coloniales. La presse sénégalaise a largement commenté le sort de la statue de Demba et Dupont car elle évoque un moment d’une histoire coloniale sans cesse remise sur le métier. Les oublis dans l’écriture de cette histoire comportent beaucoup des béances coupables. Il en va de même pour l’histoire de la traite négrière, plus ancienne encore, mais qui lie aussi les mêmes protagonistes, entre autres le Sénégal et la France. Ainsi le port de Nantes, qui servit dans ce sinistre commerce négrier n’a-t-il pas connu de célébrations ou monuments commémoratifs rappelant aux nantais de quels commerces leur ville fût aussi le site[iv]. Une artiste contemporaine, Michèle Magéma, a réalisé un travail artistique à ce propos qui manifeste la conscience africaine face à l’oubli et participe d’un processus de réappropriation de l’histoire euro-africaine par les Africains.[v]

Par ailleurs, comme l’indique Joël Candau, histoire, mémoire et passion patrimoniale ne s’équivalent pas. Plus, elles se différencient fortement d’une culture à l’autre «  l’histoire cherche à révéler les formes du passé, la mémoire les modèle, la première a un souci de mise en forme, la seconde est traversée par le désordre de la passion, des émotions et des affects. Là où l’histoire s’efforce de mettre le passé à distance, la mémoire cherche à fusionner avec lui…» « L’histoire en tant que discipline scientifique n’est pas une préoccupation partagée de la même façon par toutes les cultures : dans ce domaine, l’éventail va d’un désintérêt total à la passion absolue ».[vi]

Le destin historique des tirailleurs sénégalais sera évoqué ici avec la fameuse statue de Demba et Dupont qui orne aujourd’hui la place de la gare de Dakar. Le jeu croisé de la recherche historique, de l’instauration d’une mémoire collective par la nation sénégalaise et de l’invention patrimoniale donne l’ampleur symbolique de cette statue emblématique et explique sa mise en lumière progressive et récente. Mais l’histoire évoquée par la statue de Demba et Dupont nous entraîne également vers Thiaroye, petite commune de la périphérie de Dakar dont peu de métropolitains connaissent l’histoire alors qu’au Sénégal, le drame qui s’y déroula fait aujourd’hui l’objet de beaucoup de commentaires et participe à la construction d’une identité collective encore fluctuante et hésitante entre la fraternité d’armes avec les combattants français et la version ressentimentale nationaliste anti française. Achille Mbembé évoque le contexte intellectuel africain dans la période post coloniale ainsi : il serait  orienté selon trois axes : les nationalismes anti coloniaux, les différentes relectures marxistes de l’histoire, enfin une mouvance pan africaniste qui s’oriente soit vers une solidarité raciale et transnationale, soit vers un internationalisme de nature anti impérialiste. Mais le cas du Sénégal est original. La pensée consensuelle et promotrice de la Francophonie de Léopold Sédar Senghor a imprimé de façon durable dans les représentations collectives l’idée d’une fraternité possible entre peuples francophones, ainsi que l’idée de la construction d’une civilisation universelle abolissant les frontières de l’esprit. La solidarité avec l’ancien colonisateur est, dans ce cadre conceptuel, non à abandonner, comme le préconise Achille Mbembé, mais à utiliser comme arme d’autonomisation des nations africaines. Par ailleurs, la passion patrimoniale est une passion historiquement européenne, mais cette passion patrimoniale relayée par les préconisations de l’UNESCO, organisation sensible à la disparition possible de pans entiers du patrimoine mondial dans le vent de la globalisation se répand petit à petit à l’ensemble des nations soucieuses de préserver leurs cultures et leurs diversités. La présentation des  politiques culturelles sénégalaises et de l’UNESCO en faveur du patrimoine du Sénégal permettra de situer le contexte de ces débats.

III Patrimoine et valorisation touristique, l’exemple du Sénégal

L’idée de créer un rapport plus apaisé avec le passé s’impose de plus en plus, au Sénégal, avec la restauration du patrimoine précolonial et colonial. L’observation de monuments emblématiques de la culture Sénégalaise : Gorée, la Statue de Demba et Dupont  et le monument de la renaissance Africaine, érigé en 2010, pour le cinquantenaire des indépendances, sont des éléments du patrimoine qui permettent de symboliser l’histoire pré coloniale, coloniale et post coloniale. Les politiques publiques de valorisation du patrimoine que l’Unesco met en place  sensibilisent  le citoyen  à son patrimoine.  Ainsi le projet de la route de l’esclavage lancé en 1994 met en lumière l’histoire de la traite négrière (1400-1900) et de l’esclavage : deux faits sociaux bien distincts.  L’esclavage  a existé dans toutes les époques de l’histoire humaine et aucun groupe de population n’en a été épargné, tandis que la traite négrière est une économie de la violence circonscrite à certaines époques et régions du monde, qui consistait en la capture, aux marchés forcés et à l’embarquement d’esclaves  noirs dans les ports suivants: El Mina (Ghana), Ouidah (Bénin), Gorée (Sénégal), San Salvador (Bahamas). Une politique de réhabilitation et de préservation du site de Gorée est engagée par l’UNESCO, dans le but de rendre compte  aux jeunes générations de l’histoire précoloniale et coloniale. Un tourisme de mémoire s’accroît. Dans ce contexte de montée du tourisme de mémoire,  le projet de route de l’esclavage  a été créé. Son but est aussi de rappeler qu’il existe encore un certain nombre de sites, dans les pays européens, notamment en France, Bordeaux, Nantes, la Rochelle, qui ont été des ports négriers. Mais cette histoire et les traces de celle-ci sont encore parfois oubliées ou occultées. L’un des enjeux de la route de l’esclavage est non pas la revanche mais de faire reconnaître ce qui s’est passé. Cet objectif s’inscrit dans le dialogue interculturel (autre programme de politique du patrimoine de l’UNESCO). A Gorée, des manifestations culturelles sont organisées, toujours dans le but de développer le tourisme de mémoire, et dans le cadre de la valorisation de la diaspora africaine. Sont prévus dans l’agenda culturel municipal de l’Ile, la journée commémorative de l’esclavage, « Gorée Diaspora Festival » et «  Gorée -Regards sur cours », manifestations annuelles.

A la fin du XXe siècle, la dégradation des économies africaines mêlée à la fin du rêve d’un certain modèle moderniste de développement, auxquelles s’ajoute dans certains pays l’effondrement  de l’appareil d’Etat, peut conduire d’anciens colons et coopérants ainsi que des citoyens de ces nations  sorties de la dépendance à une nostalgie du temps colonial. Par ailleurs, le développement du tourisme international, à partir des années 80, encourage une approche patrimoniale. Les états africains espèrent bénéficier des retombées de cette économie. Les anciennes places de la traite (Gorée) et les villes coloniales (St Louis), présentent l’avantage d’être situées à proximité de la mer et de pouvoir associer tourisme culturel et activités balnéaires. Le patrimoine culturel doit devenir un instrument de développement économique et territorial. L’action en faveur du patrimoine culturel peut constituer un levier de développement attirant des entreprises et des industries. Le potentiel que représente le patrimoine historique est déterminant pour la diversification des offres touristiques. Ce secteur d’activités  est en mesure d’assurer des ressources financières variées (droits d’entrées des sites  et des musées, visites guidées et artisanat). Le tourisme de mémoire est un des facteurs principaux de développement économique du Sénégal, dont le tourisme représente un chiffre d’affaires de 300 milliards de FCFA.  Les premières séquences du film Little Senegal, de Rachid Bouchareb, montrent ainsi des touristes noirs américains saisis d’émotion en visitant la Maison des Esclaves de Gorée. Le gouvernement actuel du Sénégal a identifié la culture comme une dimension capable de contribuer au développement économique, comme l’a fait à son époque Léopold Sédar Senghor. L’engagement culturel du  président Wade s’est concrétisé par la construction du monument de la Renaissance en 2008. En partenariat avec une société Coréenne, les Sénégalais ont édifié une tour, composée d'un espace muséographique, de centres de conférences, d'un Village artisanal, d'un Théâtre de verdure et de boutiques. Le développement urbain de cette zone située non loin de l'Aéroport national Léopold Sédar Senghor va attirer à la fois habitants et entreprises. Mais c’est à un autre monument plus modeste par sa taille que nous nous intéressons donc ici, car il suscite aujourd’hui encore un ensemble de polémiques qui révèlent une dimension sociologique pertinente des relations post coloniales entre le Sénégal et la France. (à suivre).

Myriam Odile Blin Baba Ahmed**

et

Aminata Diop***

 

 


* Paru dans : DRIS Nassima (dir.), Patrimoines et Développement Durable : Ressources - njeux - Lien social, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, avril 2012. @Presses universitaires de Rennes, France.

** Myriam Odile BLIN est maître de conférences, HDR,  à l’ université de Rouen, sociologue de la culture. Elle est membre de l’AISLF, Association Internationale de Sociologie de Langue Française. Directrice de la collection « Arts dans la mondialisation » aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre, les PURH, elle réalise depuis 2003 des recherches sur l’art et les politiques  culturelles  et mène par ailleurs une activité d’opérateur culturel dans le privé.

***Aminata DIOP,  docteur en sociologie à l’université de Rouen, a réalisé une étude sur les politiques du patrimoine culturel sénégalais et les représentations du patrimoine dans la population sénégalaise de Rouen. 

[i] Voir à ce sujet BLIN (Myriam Odile), Le crocodile est dans la salle de conférences, Actes du Ccolloque :Sociologie des art,s sociologie des sciences, Paris, L’harmattan, 2007.

[ii] Selon la philosophie de la mondialisation de l’art élaborée par Edouard Glissant dans : Une nouvelle région du monde, Esthétique 1, Paris, NRF Gallimard, 2006.

[iii] SOME (Roger),SCHUTZ (Carine), Anthropologie, art contemporain et musée, Paris, L’Harmattan, 2007.

[iv] Seule une commémoration très discrète par une petite association nantaise met en scène chaque année un jeter de fleurs dans la Loire qui rencontre l’Atlantique dans le port de Nantes, Saint Nazaire.

[v] BLIN (Myriam Odile), Afrique ex et post colonie, communication au colloque : Ex-tensions, art africain et post colonialisme, Rennes, Centre d’art la criée, Centre culturel de la ville de Rennes : les Champs libres, janvier 2009.

[vi] CANDAU Joël, Anthropologie de la mémoire, Paris, PUF, Que sais je ? 1998.

 

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