Tous les participants[i] se sont déclarés contre la tribu, sauf deux ou trois intervenants. Sous un angle différent de celui de ces rares récalcitrants, l’animateur principal, le Pr Abdel Wedoud Ould Cheikh, s’est distingué par la clarté du discours, son détachement et, paradoxalement, par le caractère, à la fois, tranché et mesuré, des propos.
Tout au long des deux heures de débat, il a évité de parler de lui-même. Sauf une seule fois, quand il a annoncé qu’il n’a pas de tribu. Il a, en effet, affirmé avoir renoncé, depuis plusieurs décennies, à cette composante de l’identité, individuelle et sociale, bien établie chez la grande majorité des Mauritaniens.
Par quoi l’a-t-il remplacée ?
Je ne lui ai pas posé la question. L’idée m’a pourtant fortement effleuré l'esprit. Mais, j’ai manqué de courage, ou plutôt, j’y suis allé avec nonchalance, les chaussures plombées. J’ai emprunté un chemin tortueux, comme on fait souvent dans mon milieu Zwaya de Tachmché, quand le sujet est « sensible » ou très litigieux. Evitant d’aller tout droit au but, j’ai opté pour dire, avec une certaine fierté et sur un ton légèrement empreint de défiance, le nom de ma propre tribu, et que je connais la sienne ainsi que celles de ceux qui sont à côtés de lui sur la tribune.
Puis, un autre point de désaccord avec le Professeur Abdel Wedoud : contrairement à lui, je ne pense pas à une réémergence en Mauritanie, durant les dernières décennies, du pouvoir des tribus comparativement aux premières années de l’indépendance. Mais c’est plutôt la perception populaire de l’Etat qui a changé. A l’époque, comme héritier du pouvoir colonial, l’Etat était perçu par les citoyens, comme un système qui leur est totalement étranger. Voire étrange à leurs yeux !
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ils l’ont adopté, s’y reconnaissent, et nos mentalités et cultures traditionnelles s’en accommodent parfaitement, avec tout ce que cela comporte de contraintes, de défauts comme d’avantages. Autrement dit, il y’a tribu et tribalisme.
Plus profonds que moi, et plus explicites sur le sujet, furent Mre Mohamed Ould Moine et l’universitaire Mohamed Ishagh Alkunty.
Le premier a commencé par prendre carrément le conférencier et tout le monde à contre pied, en prenant pour exemples des pays du Moyen-Orient et du Golfe : Iraq, Syrie, Jordanie, Koweït... L’identité tribale est très bien préservée dans ces pays. Et elle n’affecte en rien leur développement et leur progrès, a-t-il expliqué. Par contre, selon lui, l’usage qui en a été fait chez nous, ces dernières années, est catastrophique.
Pour Alkunty, l’évolution du rapport tribu/Etat dans notre pays a suivi une trajectoire bizarre. Elle commence par une négation des réalités socio culturelles de l’espace géographique. Choisir dans un premier temps une zone vide de toute vie humaine, Nouakchott, et y installer par la suite la capitale du pays, en est l’illustration. Une déshumanisation de l’espace que confirme également le remplacement des noms autochtones des régions par des chiffres, ajoute Alkunty.
Des mesures arbitraires qui reflètent le peu d’intérêt que les autorités de l’époque accordaient aux habitants, estime-t-il. Aujourd’hui, ceux-ci se sont imposés et forcé leur respect. Un changement notoire de comportement collectif, qui se vérifie, constate l’universitaire, à travers l’évolution d’une terminologie géographique urbaine révélatrice de la prise de conscience des citoyens : d’abord le mot « al kéba », avec ses charges négatives de faiblesse et de soumission, va laisser la place plus tard à « al Gazra » qui sous-entend force et révolte.
Hormis, les deux intervenants cités plus haut et moi-même, les autres participants, ont quasiment fait tous front avec le conférencier contre la tribu. Et ils n’ont pas tort sur pas mal de points, notamment quand ils font le constat classique du phénomène, ses aspects négatifs et sa morphologie. Cependant, la conception et le développement d’une vision analytique nouvelle, plus moderniste, du phénomène de la tribu comme organisation social, mérite plus d’approfondissement. Des voix et des pistes de solution, qui en découlent, devraient être dégagées à la lumières des évolutions les plus récentes des sciences humaines et leurs corrélations avec l’industrie et la technologie, notamment avec les TIC.
En attendant, personnellement, je ne vois pas bien comment et par quoi remplacer ma tribu.
Peut-être qu’il faudra que je creuse la réflexion en cherchant du côté de la société civile et des organisations politiques. Mais là aussi, la démarche risque de ne pas être trop tranchée : la tribu, comme cadre social physique, ou notion abstraite, est à même de s’adapter aux évolutions de la société, d'accompagner partis politiques et ONG. Cela dépend du contenu que l’on voudra bien lui donner.
El Boukhary Mohamed Mouemel
[i] C’était lors d’un colloque sur le thème « l’Etat et la tribu », organisé le 05/07/2021, par « le centre du domaine du développement et des affaires de la femme et de la paix », (en arabe : مركز محيط التنمية وقضايا المرأة والسلم).
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