La pénétration coloniale: mon arrière-arrière-grand-cousin, un visionnaire

Contrairement à quelques idées reçues, ce n’est pas Baba Ould Cheikh Sidya qui fut le premier « terrouzi »[i], ni le premier  grand "zawi"[ii] à faire appel aux colons occidentaux. Loin s’en faut !

Plus d’un siècle avant lui, l’émir Ely El Kory s’adressait au roi d’Angleterre, George III, qui régna sur la Grande Bretagne et sur l'Irlande à partir de 1760 jusqu'à l'union des deux pays en 1801. Il lui suggéra de chasser les Français et de conquérir Ndar (Saint –Luis)  qui, à l’époque, faisait partie du territoire de l’émirat de Trarza, tout en lui proposant son soutien militaire qui consiste à aligner plus de 5000 combattants.

Sa démarche reposait sur une vision géopolitique admirablement perspicace et bénéficiait de la complicité et du soutien actifs d’un érudit de taille. 

Ahmed Tekrour O. Mohamedhen Abbe O. El-Mokhtar O. Etfagha Moussa se chargeait des correspondances de l’émir : la rédaction du courrier départ, ainsi que l’analyse et l'exploitation du courrier arrivée. C'est dire qu'Ahmed Tekrour, qui est un  arrière- arrière- grand- cousin, jouait un rôle de conseiller principal auprès de l'émir, notamment dans le domaine des relations extérieures et en matière de géopolitique. Tous deux furent des précurseurs quant à la perception de l'intérêt que l'on pouvait tirer de la pénétration coloniale.

Malgré les controverses à ce sujet, j'estime pour ma part que leur vision n'est pas dénuée de bon sens et de pragmatisme.

En effet, dans un territoire immense, où "seiba"[iii]  régnait comme système régissant les rapports entre le gens et comme mode de gouvernance et de gestion, faisant le jeu des convoitises extérieures, l'invasion coloniale européenne du pays était inévitable. La subir avec le minimum de dégâts possibles et en tirer le maximum de profits constituaient une attitude sage.

Pour l'émir et sa suite, jouer sur la concurrence et la rivalité ente les puissances coloniales, présentes dans la région, entrait dans ce cadre. De même, probablement aussi que gonfler les chiffres des effectifs de sa propre force militaire, en proposant des milliers de combattants au roi George III, contribuait certainement, selon les calculs d'Ely El Kory, à renforcer le poids et le prestige de ce dernier auprès de son interlocuteur. 

C’est vrai qu’ici l’émir et son « marabout/conseiller » exagèrent certainement. Mais ils ne bluffent pas et ne mentent pas, l’exagération étant un élément légitimement fondateur de la communication chez les Mauritaniens. Ils la puisent largement dans leur culture traditionnelle, arabe et africaine, portée et glorifiée par la poésie et la musique et par la culture populaire: "الغاية جائزة" (littéralement : exagérer c’est bien légal),  nous enseigne le proverbe.

Les aspects « critiquables » ou controversés aujourd’hui de cette donnée culturelle séculaire, ne doivent toutefois pas masquer les enjeux politiques profonds de la démarche émirale de l’époque qui mérite d’être soulignée.

C’est sous cet angle qu'il y a lieu de situer et d'analyser la portée stratégique de la lettre suivante. Ce qui ne nous empêche pas de garder à l'esprit des objectifs conjoncturels à court terme, politiques et tactiques, que ciblaient l'émir et sa cour. Mais cela ne doit pas mettre en cause les visées et conséquences lointaines de leur manœuvre qui semble assez bien réfléchie. 

 El Boukhary Mohamed Mouemel 
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 Lettre de 1782 d'’Ely el Kory au roi George III d’Angleterre*

 A George, seigneur de tous les Anglais,

Ce Port (Portendik, Port He historiquedi, Porto d’arco)  est depuis 10 ans sous mon autorité.

 Ceci est la lettre du souverain de cette terre et c'est moi le souverain de tout mon pays.

 A mon frère le roi George et à tous les Anglais.

Je ne te connais pas, par contre je connais beaucoup de (tes) sujets. Je les estime tous beaucoup à cause de leur attitude bienveillante à mon égard. Ils ne m'ont jamais trompé. Le gouverneur Worge m'a donné un ámkubbal considérable, comme l'ont fait après lui le gouverneur Barnes et le gouverneur O'Hara.

Parmi les gouverneurs suivants il y en eut de mauvais et d'autres qui étaient bons. Beaucoup d’Anglais moururent. Par la suite les Français arrivèrent et conquirent le pays. Il n'y avait alors plus que peu de tes sujets. Très peu d'Anglais étaient restés.

Quelques personnes malveillantes de Ndar (Saint-Louis) avaient envoyé une lettre aux Français de Kür (Gorée) pour leur dire de venir et conquérir le pays.  A Ndar, ne se trouvaient plus que quelques Anglais. Après quelques mois, plusieurs de tes navires arrivèrent à Ndar avec quelques soldats pour examiner la situation.

Quelques-uns de mes sujets, que j'avais envoyés récupérer l'ámkubbal, se trouvaient en ce moment chez le gouverneur français de l'époque et demandèrent aux Français d'écrire une lettre (avec l'ordre) de remettre le pays aux Anglais. Tes navires atteignaient alors  la barre. Ils virent un grand vaisseau des Français, chargé à ras bord, qui levait l'ancre pour remonter le fleuve. Les navires anglais envoyèrent leurs pirogues contre le navire, le prirent sous leur feu. Puis tous les navires anglais se retirèrent ; ils ne s'emparèrent pas de Ndar.

De Gorée, j'appris de mes gens, qui avaient trouvé accès à un de tes postes militaires, qu'ils avaient demandé au capitaine pourquoi il ne s'était pas emparé de Ndar. Il leur avait répondu : « Le roi des Anglais ne me l'a pas ordonné. S'il me l'avait ordonné, nous aurions combattu jusqu'à ce que nous l’ayons pris. »

Je crains maintenant, que le capitaine ne soit pas intéressé à mon pays. S'il était intéressé et s'il demandait mon aide, je pourrais lui envoyer 5000 hommes, même plus s'il le désirait ; je me joindrais moi-même à lui pour prendre Ndar, si tu envoyais de grands navires avec des canons de gros calibres qui peuvent prendre les « tentes » sous leur feu et quelques personnes, qui connaissent leur fonctionnement. Mais le gouverneur et avec lui les Français occupent toujours Ndar.

 Je prendrai les mesures de prudence adéquates et traiterai avec les Français de la façon qui convient. Je te dis vraiment la vérité : toute la population de Ndar désire les Anglais, sauf ceux qui ont écrit ces cinq lettres aux gens de Gorée. Si tu t'empares de Ndar, alors fais (ce qu'il faut), pour que meurent les auteurs des lettres. Tu peux demander à n'importe quel Anglais, qui est venu dans mon pays pour faire du commerce : il te confirmera que ce que je t'ai écrit dans cette lettre correspond à la vérité.

 Si tu envoies les navires et les canons, tu me trouveras prêt à combattre avec eux. J'ai détruit un navire, je me suis emparé de son chargement comme butin, j'ai tué beaucoup de gens et pris leur bétail. Je n'arrêterai pas de les combattre, jusqu'à ce que je reçoive une réponse de toi dans laquelle tu me communiques ce qu'il faut faire de Gorée, où il n'y a ni gomme arabique ni esclaves.

Si les Anglais s'emparent de NdarGorée se prête bien comme place forte portuaire. Si Dieu le veut, que ta vie, celle de ta femme et de tes enfants, soit longue. Que tu écrases les Français, les Espagnols, les Américains et les Hollandais, si Dieu le veut. Moi, ton frère, seigneur des Bîdhan, je demande ton aide. L'Angleterre et le Trárza ne feront plus qu'un.

 Ecrit, sur dictée d'Ali Kûri, seigneur du Trárza, par Ahmed Tekrour O. Mohamedhen Abbe O. El-Mokhtar O. Etfagha Moussa.

          *Source : L’original de cette lettre est conservé au « Public Record Office (PRO) de Londres, dans les actes du Colonial Office (CO), pages 176 du 20e volume du répertoire 267, dénommé « Sierra Leone Correspondance ».

 


[i] Qui appartient au pays du Trarza.

[ii] Erudit musulman mauritanien, maure.

[iii] Un mot hassanya qui désigne cette période de l'histoire politique de la Mauritanie; une période caractérisée par l'anarchie, l'injustice et l'absence d'un pouvoir étatique digne de ce nom, central et structuré.

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