Le projet germe dans la tête de l’artiste plasticien Oumar, depuis plusieurs années. Il a fini par l’exécuter, mais n’arrive pas à terminer sa toile. Il ne cesse d’y revenir et d’y apporter des modifications.
Non pas que les matériaux lui font défaut, ou qu’il est en manque d’inspiration. Bien au contraire ! Boites de peinture, fils de fer usagés et autres matériaux de récupération, il en a des stocks. Mais, ses sensations incontrôlables viennent à flots, voguent… son imagination fertile et sa curiosité inassouvie le conduisant sans cesse à remettre en cause certaines choses. Il remarque fréquemment par exemple qu’à tel endroit du tableau, une ou plusieurs touches, de telle forme ou telle autre couleur ou nuance, manquent à l’un ou l’autre des panneaux du triptyque. Or pour l’artiste méticuleux qu’il est, de telles imperfections ne sont pas acceptables. Du tout!
« Je dois absolument, se dit-il dans son langage familier, pondre ce qui fait réellement l’âme de mon pays , ses défauts, ses conneries, sans négliger le moindre truc, « malgré vents et marées » comme disait, dans le titre de ses mémoires, le Père fondateur de notre Nation ».
Quant au fond, depuis deux ans, chaque fois qu’il est dans son atelier à Sebkha, debout devant sa planche à trépied, pinceau ou fil de fer à la main, B. Oumar réentend les mêmes questions, les voit, les touchent et retouchent de ses doigts de peintre, de sculpteur, d'illustrateur. Elles défilent devant ses yeux, dans sa tête, lui traversent le corps. Il les prend dans ses doigts, les écoutent. D’abord en hassanya, la langue maternelle de son amie et sa future épouse, puis en français. Elles l'accaparent entièrement :
« Chikoun ? Quelle est sa tribu ? »
« Chekhleg ândha ? Quel est le genre/sexe de l’enfant dont elle vient d’accoucher? »
« Ech jajb elhoum ? Quel est le montant de la dot qu’a obtenue la nouvelle mariée ? »
Des questions que l'on entend des dizaines de fois par jours, donc très banales. Mais pas pour Oumar, un artiste de grande sensualité. Tout ce qu’il touche, voit ou entend, l’interpelle…Et peut le plonger facilement dans des rêves immenses. Pour lui, il n'existe pas de banalité qui ne cache pas des profondeurs insondables.
Ce genre de questions, à cause de leurs fréquences, des symboliques et valeurs morales et sociales qu'elles évoquent et véhiculent, font justement partie intégrante de la grande panoplie des problèmes de société qui stimulent son esprit imaginatif, qui nourrit abondamment ses illusions sans limites. C’est pourquoi il les a épousées, domptées. Il a tenu à les scruter profondément avant de les destructurer d'abord, pour les reconstruire ensuite. Ainsi il saura comment les dessiner, chacune sous forme d'un panneau intégré dans son oeuvre qui en comptera trois.
Les peindre de cette façon, à la fois distinctes et imbriquées, est essentiel pour Oumar. Car, à ses yeux, ces questions constituent les trois clés principales qui régissent le fonctionnement de la société, les rapports de ses membres les uns envers autres.
A elles seules, elles expliquent la société mauritanienne, son authenticité. Les échos qu'elles renvoient donnent une image du pays, que l'artiste rebelle ne peut pas s’empêcher de qualifier d’archaïque, malgré les protestations de son amie mauresque Lala. Coutumière de ce genre de réactionde revolté chez son ami, elle s’efforce de le comprendre … Dans ce cas précis, elle réfute gentiment son opinion tout en appréciant son bien-fondé : « la domination de la tribu, du genre masculin et de l’argent est bien réelle », admet-elle.
Paradoxalement, les sentiments d’injustice que fait naître chez elle cette triple domination ne l'empêche pas d’y puiser de quoi la rendre elle-même un peu fière. Sans oublier l'indignation qui l'anime, elle a la sensation d'y trouver effectivement une joie, une auto satisfaction qui tient à un fait simple à expliquer : les trois facteurs réunis et leur conjugaison, évoqués plus hauts, injustes soient-ils, ont inspiré le triptyque que son fiancé est en train de dessiner.
Follement amoureuse au point d'être naïve, Lala rencontre donc son bonheur dans tout ce qui est inspirant pour l’homme qu’elle aime, même si c’est mauvais ou critiquable.
De grande sensibilité lui aussi, ce dernier partage cette sensation avec sa bien aimée. Mais à propos de ces questions complexes, de pouvoir tribal, d’argent corrupteur, de rapport malsain femme/société, il a une vision plus profonde lui permettant de prendre plus de recul par rapport à ces phénomènes qu'il scrute à la loupe depuis plus de deux ans.
Il sait qu’il s’agit de variables susceptibles de changement ; et cela l’interpelle et l’agace quelque peu, estimant que le rythme du mouvement est assez lent. Il n’ignore pas, et il le ne le regrette pas non plus, que ces variables font effectivement de plus en plus face à des agressions dont elles subissent les conséquences, en enregistrant de sérieux revers sous les coups de la modernité, de la mondialisation, des NTIC…
Il sait en revanche que la culture et les mentalités rétrogrades résistent bien aux assauts adverses grâce à un rempart de protection efficace qui s’est construit tout autour d’elles à travers les siècles : elles sont profondément ancrées dans la mémoire et le subconscient collectifs.
Autrement dit : la longévité de ces tares et leur résistance efficace à l’usure du temps s’expliquent par le fait qu’elles font partie intégrante d’un patrimoine socioculturel séculaire où traditions locales, us populaires et religion s’emmêlent fortement. Leur degré d’enchevêtrement est tel que l’on peut parler d’un islam "propre à nous", comme il existe "d'autres islams" ailleurs : Islam de France, Islam wahhabite, Islam turc…
C’est vrai cependant que le brassage des civilisations, la modernité et la société de consommation qui en résulte, complexifient le système de valeurs qui est le nôtre et lui donnent, malgré son inertie, des couleurs culturelles et religieuses mouvantes et nuancées : parfois musulmanes, parfois païennes, parois berbères, parfois occidentales… Elles permettent d’y ouvrir quelques brèches communicantes entre les différences nuances. Mais, en dépit de ces échanges, et malgré les érosions inévitables, les « archaïsmes », comme les qualifie Oumar, s’accommodent de tout cela sans difficultés.
« Voilà qui est rassurant », aurait conclu Lala, si elle avait suivi l’aboutissement de ce raisonnement.
Pour elle, comme pour l’écrasante majorité de ses compatriotes, le pouvoir tribal, le statut ‘’d’être inferieur’’ dans lequel on maintient la femme, ainsi que le poids de l’argent dans notre rapport à la vie conjugale, ont encore de beaux jours devant eux. Certains le regrettent, d’autres non.
Lala fait partie de ceux qui s’en réjouissent. Certes modestement. Mais surtout pour une raison qu’elle ne partage avec personne, sauf peut-être son futur épous : « Avec ces trois sujets comme thème pour la toile de Oumar, l’inspiration, il n’en manquera jamais à ce dernier », pense-t-elle.
C’est pourquoi elle a désormais toujours présents à l’esprit ces trois fardeaux que sont l’hégémonie de la tribu, la domination de l’argent et l’oppression de la femme. Comme ils stimulent et nourrissent l’imagination de son amour, elles les vivent intensément, avec ou sans lui, partout où elle va.
Leur omniprésence autour d’eux, comme valeurs culturelles, et comme pratiques quotidiennes, est si forte au point que Lala se souvient toujours de ce qu’en dit son fiancé souvent : « Avec ces trois mamelles que j’ai choisies depuis deux ans comme source nourricière principale pour mon imagination, je crois que ça ira bien pour ce qui est de mon œuvre en cours. D’ailleurs est-ce que je les ai vraiment choisies, ou plutôt j’en suis prisonnier malgré moi. »
Samedi, 1er avril 2017
El Boukhary Mohamed Mouemel
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