. Tiré de son sommeil par les éclairs intermittents et une sensation d'humidité dont il crut avoir rêvé, le gardien se mit aussitôt sur son séant, tendit le bras pour allumer la petite lumière.
Son crâne dégarni luit sous les reflets de l'unique ampoule de la baraque. Des taches de vieillesse parsèment ses mains. Ses pieds engourdis sont trempés. La cour est inondée. D'un coup, il sentit que le malheur est sur le point de s'abattre sur lui. La cour est de plus en plus inondée.
L'une de ces innombrables cours disséminées dans les quartiers huppés de la ville, occupées par les miséreux, le temps que les riches propriétaires se décident à les mettre en valeur. Jusqu'ici, la présence du gardien et sa famille dans la cour a dissuadé les chiens sauvages, la multitude de chèvres dispersées en goguette dans le quartier, les déposeurs d'ordures et les voisins dépourvus d'aires de soulagement.
Le gardien jetta un regard alentour. L'eau brille dèjà sous les lampadaires du palais voisin. Jusqu'ici ce gardien a résisté à la tempête, au froid, à la chaleur, aux vents de sable et pire encore aux déficits alimentaires réccurents.
Mais cette pluie qui vient de s'abattre sur la baraque est d'une rare violence. Un instinct furtif lui suggère qu'elle menace de venir à bout de sa résistance et celle de sa famille. Épouvanté, il décide d'ôter son boubou. Il s'embrouille, s'entortille , suffoque. Des contorsions de plus en plus saccadées le sauvent d'un étouffement décisif. Il est, fort heureusement, débarassé du vieux tissu. Il respire enfin un coup et reprend des forces. Puis, à la vitesse que lui offrent ses chétifs bras, il enfile à vive allure son Seroual qu'il retrousse jusqu'au dessus des genoux. Il se met à crier pour reveiller les enfants et peut-être ameuter les voisins. Sa jeune épouse se lève d'un coup. La marmaille se réveille, les plus jeunes en pleurs, les autres abasourdis. Ils se mettent aussitôt aux côtés du père.
Les matelas ramollis par l'usage sont gorgés d'eau. La pluie tombe de plus belle. La baraque est déjà de guingois menaçant de s'ecrouler. Le père se saisit du sceau délavé, ebréché de toute part, appelle chacun et lui met dans la main un ustensile.
La mère de famille le croit fou." Veux-tu venir à bout de ce torrent à l'aide de ce vieux sceau et ces petits bols ? Aurais-tu perdu la tête ? Où irais-tu verser le contenu de l'eau ramassée ?
Sans répondre aux remarques de l'épouse, il enjoint à ses garçons de se mettre à l'oeuvre. Et le dur labeur se mit en route .
On reverse l'eau hors de la clôture pour la voir revenir par les trous déjà béants creusés par l'eau que déversent les gouttières du palais mitoyen. Le père n'écoute pas l'épouse qui continue de clamer l'absurdité de la tâche à laquelle le gardien et ses garçons se rompent l'échine.
Modelé par la confrontation permanente aux rudes corvées, sculpté par l'effort tout le long d'une vie, le gardien est fermement décidé à sauver sa famille, son abri de fortune et à vaincre le déluge. La pluie tombe de plus belle. Des mares d'une taille de plus en plus grosse se sont déjà formées dans tout le quartier.
Soudain, des cris s'echappent de la maison voisine. Un havre où règne d'habitude une belle sérénité.
À la grande surprise des voisins, les cris s'y multiplient. Au travers des lambris, la retenue laisse désormais place au tumulte.
Dans la cour où le gardien et ses fils s'éreintent à édifier un barrage contre ce qui s'apparente désormais à une rivière, on perçoit l'echo de l'improbable tumulte.
Au sein du beau palais, on s'interpelle, on s'invective comme dans une foire au bétail. Soudain, à la fenêtre, le seigneur crie le nom du gardien lui demandant de venir à l'aide. Il n'arrête pas de crier son nom et celui de ses fils. Ils accourent vers lui et montent prestemment. Au plafond de l'une des chambres, un grand trou béant laisse couler à flot l'eau de pluie, tel un robinet !
Tout le monde s'active, le gardien et ses fils, le riche propriétaire, son épouse, ses enfants, les domestiques du palais.
Dans un fracas épouvantable, ils se mettent à rassembler tous les ustensiles pour recueillir l'eau du ciel. Tâche tout aussi absurde que celle tentée par le gardien. Visiblement, le ciel a decreté ce soir de n'épargner personne.
C'est connu. Le déluge comme la foule déchainée emporte tout sur son passage. Il ne distingue et ne sépare ni le beton des fragiles bouts de bois, ni le miséreux du riche.
Relevant toujours de l'accidentel, de la singularité, l'effet du déluge comme celui des foules en ébullition est imprévisible.
La prudence recommande alors de se preserver de ces deux calamités par le sens de l'anticipation et l'esprit d'équité.
Nana Mohamed Laghdaf
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