Ci-après le texte intégral d'une communication que j'ai présentée il y a quelques heures à Dakar, sur le thème mentionné en titre. C'était à la demande de la fondation allemande, Freidrich Ebert Stiftung.
En un mois et demi, c’est la 2éme conférence que je présente dans le cadre des activités de ladite organisation, menées à partir de la capitale du pays de la ''Téranga'' en collaboration avec les autorités sénégalaises.
Au vu des discours politiques ambiants, que ça soit dans les politiques et stratégies nationales, dans les relations internationales, dans les forums, ou autres, il est tentant d’affirmer que le changement climatique transcende les clivages et incompréhensions qui déchirent la planète. La littérature, abondante à ce sujet, le place en tête des préoccupations mondiales qui font le consensus à première vue.
Cerner le caractère global du phénomène, saisir sa gravité et l’omniprésence de sa corrélation avec la sécurité, vous donnent le sentiment que tout le monde mène, avec efficience et sans retenue, une course contre le changement climatique. Seulement, à y regarder de près, on se rend compte que ce n’est pas aussi évident qu’il n’y parait, surtout quand on aborde le changement climatique sous l’angle de la coopération civilo-militaire. A ce propos, le présent papier s’articule autour de quelques idées directrices (ID), assorties d’illustrations graphiques (infograghies).
ID 1 : Deux concepts en construction
Le sujet se résume en deux termes clés : le défi du changement climatique et l’action civilo-militaire. Les deux concepts ne sont pas nouveaux, dans la mesure où depuis la nuit des temps, l’homme a toujours vécu en adéquation avec la nature avec plus ou moins de facilité. De même, dans ses efforts de guerre, il a toujours établi des liens de coopération entre les hommes en arme et ceux qui ne le sont pas.
La nouveauté réside dans le fait que les rapports homme/nature et les rapports militaires/civils, sont aujourd’hui conceptualisés. Leur conceptualisation, relativement récente, est toujours en construction. En y fouillant, quelques aspects qui sont parfois sujets à controverses, nous semblent utiles à souligner.
ID 2 : Une coopération civilo-militaire à adapter…
Au sujet de la coopération-civilo militaire, ou Action civilo-militaire (ACM)[i], la littérature disponible n’est pas aussi fournie qu’en ce qui concerne le changement climatique ; et émane souvent de sources militaires. La présente démarche se permet d’en donner une interprétation personnelle qui se démarque parfois de quelques approches qui nous paraissent un peu trop restrictives.
Nous préconisons plutôt une vision globale qui contraste avec les perceptions qui observent l’ACM comme une réponse partielle et ponctuelle à une crise ou un conflit donné, ou comme un acte de propagande militaire.
Il y a donc lieu de se demander quant au besoin d’adapter, à notre contexte ouest africain et sahélien, ce genre de définitions que l’on retrouve dans la littérature militaire étrangère, notamment chez les Français. Trois clarifications méritent d’être soulignées à ce propos:
- L’ACM ne devra pas se limiter à : « l’ensemble des interventions menées par les forces armées sur leur théâtre d’opérations, au profit de l’environnement civil, dans le but de faciliter la réalisation des objectifs (militaires et civils) nécessaires à la résolution d’une crise ou d’un conflit »[ii]. Elle devra plutôt consister à créer et développer une complémentarité et une synergie entre les deux composantes de la société, civile et militaire, de manière à assurer la sécurité au sens global du mot : politique, militaire, économique, écologique… Bref : la sécurité humaine, comme on dit. Prise dans ce sens, elle doit constituer une mission constante des FDS (forces de défense et de sécurité), quel que soit le contexte tactique ou stratégique, et indépendamment de l’espace géographique où se déploient les forces.
- L’ACM n’est pas forcément liée aux OPEX (opérations extérieures). C’est vrai que sa mise au point, comme concept, est née des guerres menées par les Etats-Unis et par leurs alliés, d’abord au Vietnam, puis en Iraq, en Afghanistan, au Mali… Ces forces étrangères, appartenant généralement à d’anciennes puissances coloniales, font recours à la coopération civilo-militaire en vue de gagner l’adhésion des populations locales ou au minimum susciter le moins d’animosité possible de leur part. Des autochtones parfois victimes d’exactions ou crimes commis par ces forces étrangères.
- Du rappel historique précédent, découle la présente clarification : L’ACM n’est pas un acte de « com. » visant à ‘embellir’ l’image de marque des FDS ou à ‘légitimer’ leur action bien qu’elle y contribue largement. Dans les régions où ce sont les FDS nationales qui opèrent, l’ACM doit avoir un contenu de respect et d’intérêt mutuels, entre toutes les parties prenantes. Les militaires ne doivent pas se comporter comme de « puissants donateurs étranger » ; tandis que les civils restent cantonnés dans l’attitude de « pauvres assistés ». Leurs champs d’action, fondés sur l’échange et la réciprocité, couvrent l’ensemble des activités d’intérêt commun entre les deux parties.
ID 3 : Changement climatique et sécurité : quel type de rapport ?
Il semble que « la question d’un lien de causalité entre le dérèglement climatique et les conflits divise les spécialistes »[iii]. Toutefois, un constat fait l’unanimité chez tout le monde : le changement climatique impacte de plus en plus dangereusement la sécurité, la stabilité et la paix. Malgré cette évidence, certains préfèrent contourner les divergences et parlent plutôt de ‘’sécurité environnementale’’ ou plus largement encore de ‘’sécurité humaine’’. Cependant, de très nombreux intervenants, dont certains à de très hauts niveaux de responsabilité politique et militaire, n’hésitent pas à affirmer que le changement climatique représente une grave menace pour la sécurité, mondiale et nationales.
Barack OBAMA, alors président du deuxième pays le plus gros émetteur de gaz à effet de serre, lançait l’alerte en mai 2015 :
« Le changement climatique représente une menace grave à la sécurité mondiale, un risque immédiat pour notre sécurité nationale. Et ne vous y méprenez pas, ceci aura un impact sur la manière dont nos militaires défendent notre pays. »[iv]
Dans son sillage, à l’OTAN, on souligne le caractère aggravant du changement climatique par rapport aux crises et conflits, en plus de ses incidences négatives sur les matériels et équipements et sur les opérations militaires :
« Outre les risques liés au climat pesant sur les infrastructures militaires et sur la disponibilité des forces, l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes peut aussi accroître le risque de conflits et de migrations au voisinage immédiat et au-delà de l'OTAN. »[v]
De son côté, Antonio GUETERRES, Secrétaire général de l’ONU, commentant l’avant dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts sur l’évolution du climat), tire la sonnette d’alarme :
« Ce rapport montre que le dérèglement climatique, causé par les activités humaines, (…) constitue une alerte rouge pour l’humanité »[vi].
Et d’ajouter :
« Les effets des changements climatiques sont particulièrement profonds lorsqu'ils se combinent à la fragilité et aux conflits, passés ou actuels »[vii].
ID 4 : Lutter contre le changement climatique, le caractère dual du défi
Du fait de son étendue, la lutte contre le changement climatique couvre l’ensemble des domaines de l’activité humaine, constituant ainsi un champ d’application par excellence de la coopération civilo- militaire dans l’acception de celle-ci évoquée plus haut : complémentarité et synergie entre les deux composantes de la société, civile et militaire, de manière à assurer la sécurité au sens global du mot.
Les FDS sont naturellement les premiers acteurs concernés par les questions de sécurité. Le réchauffement climatique les conduit de plus en plus fréquemment à se déployer sur un théâtre autre que celui de la guerre : dans les opérations humanitaires en réponse aux catastrophes naturelles et pour mettre en œuvre des programmes d’adaptation et de résilience face au changement climatique. En étroite collaboration avec les institutions et acteurs civils, elles font face aux conséquences du dérèglement climatique et leurs corolaires : les sécheresses à répétition, la désertification, les inondations, la fonte des glaces, la montée du niveau de la mer, les feux de brousse, la dégradation des sols et des écosystèmes, la raréfaction de l’eau et des moyens de subsistance, les famines, les épidémies (la maladie du virus Ebola), les exodes, les vagues de chaleur extrême…
Dans ce type de champs d’opérations ‘duales’ – à la fois civiles et militaires- le combat contre le changement climatique incombe à tout le monde et ne connait ni temps de paix, ni temps de guerre. Permanent, il devient une mission structurante de l’action des FDS en général et de l’ACM en particulier.
ID 5. Du climato scepticisme au climato pessimisme : Inverser la trajectoire ou ralentir le rythme ?
Les discours climato sceptiques semblent perdre du terrain sous la pression de l’ampleur du mouvement mondial de prise de conscience de la gravité du dérèglement climatique et du rôle de l’homme dans le phénomène. Toutefois, ses tenants ne baissent pas les armes, loin s’en faut ! Ils s’adaptent et contre-attaquent avec véhémence, le cas échéant.
Les températures continuent de battre des records à cause de la concentration des gaz à effet de serre (GES). Et la courbe des activités humaines les engendrant ne baisse pas. Les pays pollueurs continuent d’émettre abondamment de gaz à effet de serre, et le reste de l’humanité en paye le prix fort. En Afrique, notamment, les prévisions sont alarmantes : la température montera d’ici la fin du siècle de 5 degré en moyenne, selon les rapports du GIEC.
Actuellement, la conjoncture géopolitique montre que les modestes actions et progrès réalisés parfois en matière de sécurité climatique sont réversibles : le retrait de l’Administration Trump de la Cop 21, et la nouvelle impulsion donnée à l’extraction du charbon et du gaz de schiste, suite à la guerre de l’Ukraine, indiquent que la trajectoire de la lutte contre le changement climatique est loin d’être toujours ascendante. Elle suit une courbe en dents de scie plus ou moins inquiétante selon l’évolution du contexte géopolitique. Le retour subit de l’ère des guerres conventionnelles de haute intensité, l’avancée des mouvements de l’extrême droite et l’accès de leurs leaders climato sceptiques au pouvoir, constituent des facteurs d’incertitude qui ne portent pas à l’optimisme : l’objectif de limiter la hausse des températures à 1.5ºC ou même à 2º, est difficilement réalisable. Malgré cela, on doit agir pour ralentir le rythme de la catastrophe qui nous frappe déjà et qui est en progression.
Illustrations (infographies)
ID 6. Que faire : Recommandations
- Activer la coopération-civilo militaire dans les domaines de la recherche, la sensibilisation (plaidoyer) et du renseignement environnemental : collecte, analyse, dissémination, exploitation, en y engageant : ONGs, centres et instituts de recherche, administrations ; secteur privé…ainsi que les FDS qui détiennent un savoir-faire non négligeable en la matière.
- S’inspirer largement des politiques et stratégies mises en place par les organisations et partenaires internationaux sur le changement climatique et la sécurité, notamment le plan d’action de l’OTAN[viii], les travaux du GIEC et la feuille de route de l’UE[ix].
- Impliquer davantage les femmes et les jeunes filles dans la lutte contre le dérèglement climatique. En Afrique, elles sont les premières touchées dans leurs vies quotidiennes par le phénomène.
- Mettre en œuvre la coopération civilo-militaire dans les domaines de la dépollution des plages, des fonds marins, de la surveillance de la pollution marine ainsi qu’en matière de restitution et régénérescence de l’environnement : reboisement, reforestation… (Cop 15 sur la désertification, « Muraille verte »…).
- Mener des actions communes aériennes, d’ensemencement et de lutte antiacridienne, par avions et par drones, entre les forces armées et les opérateurs économiques privés.
- Au plans régional et bilatéral, instaurer de bonnes politiques de coopération environnementale, en matière de gestion de l’eau et des ressources naturelles et y impliquer l’ACM : OMVS, l’exploitation du champ gazier « Grand Tortue- Ahmeyim », etc.
- Organiser des rencontres de réflexion annuelles, nationales et régionales, sur le thème de " la sécurité et le changement climatique".
- Au plan national, mettre en place des outils juridiques qui instaurent et punissent le ‘’crime environnemental’’
- Instaurer des « pass-écolo » à tous les projets et actions de développement : en amont, pendant et en aval.
Conclusion
Au terme de cette réflexion, j’aimerais conclure sur quelques sentiments personnels. Quand les organisateurs m’ont proposé ce thème, comme sujet de communication, j’ai d’abord hésité, n’étant ni climatologue, ni environnementaliste. Puis, mon interlocutrice, Mme Adji Ndiaye, m’a encouragé. Son soutien moral et sa générosité de cœur sont venus à bout de mes hésitations. Et je ne le regrette nullement.
J’ai appris énormément de choses. Mais la leçon capitale, c’est que j’ai compris combien je suis ignorant dans un domaine aussi vital pour ma vie. Paradoxalement, les connaissances et données que j’ai acquises et récoltées ne font qu’amplifier la profondeur de mon ignorance. Cette prise de conscience de mes propres limites par rapport à la compréhension du dérèglement climatique, et ses graves incidences sur le monde et sur ma propre sécurité, constitue pour moi une source de motivation inépuisable qui m’incite à écouter davantage notre planète et les maux que nous lui faisons subir.
Et elle me parle gravement. Elle nous parle tous gravement, notre planète !
Ecoutons là sérieusement, avec nos cœurs, mais aussi et surtout avec notre volonté d’agir. Et agissons vite et fort.
Notre bonheur, le salut de nos enfants et de nos petits enfants sont à ce prix. Ne les sacrifions pas.
Colonel (e/r) El Boukhary Mohamed Mouemel
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