Il est d’usage dans un quelque part entre deux dunes, ni vraiment au sud et pas tout à fait à l’ouest, d’user d'un certain verbe imagé quand la chose à exprimer était des plus taboues, des plus complexes et que dans le fond on ne veuille pas vraiment lui donner existence, ne serait-ce que par des mots…on la confie alors au flou, on la place dans les nuées, à l’interlocuteur de la rattraper au vol, ou de la laisser choir au sol. Mais le plus souvent, il l’a fait rebondir…pour ensuite se presser d’ensevelir ce qui, finalement, n’était pas né.
C’est dans ce registre, qu’une dame de ce coin, ayant passé tous les âges, m’a une fois confié, des propos puisé au fond du puits sacré, des souvenirs cachés. Ainsi dit-elle, il lui est arrivé comme ça, du temps de ses premières tresses, de rencontrer un monsieur. Une rencontre comme ça, comme il en arrive des fois, avec aucune disposition à rien, aucune histoire probable, aucune suite décelable. Juste une partition de vie parmi d’autres, du moins c’était là son apparence première. Mais en y repensant souffle-t-elle, elle savait déjà, en ce moment là, que cette confuse parenthèse, jamais ne se refermera et restera atteinte de résignée béance. « Il s’agissait en fait, d’un étranger, un de ces « khe6ar »[i] venu faire quelques jours, en toute oisiveté, comme l’air du temps le permettait à l’époque, dans une des tentes de ma fraction.. ».
Ils se rencontrèrent donc. Elle, trop jeune pour tout connaitre déjà et lui, assez vieux pour avoir tout connu. Elle, avec des projets à faire et lui, avec des projets défaits. Elle, avec une vie qui demande à se tracer et lui, avec une bouclée. Cet homme s’appelait Eddaha. Il allait rester quelques jours dans leur campement. Ils ne se virent que deux ou trois fois, lui venant voir sa famille à elle pour un Selam d’usage comme à toutes les tentes. Puis une autre fois dans une assemblée chez une tante à elle ou elle portait des perles à enfiler. Et aussi une troisième, un peu plus longue, chez une forgeronne où, accompagnée de son esclave attitrée, elle allait porter une calebasse fêlée.
« Ce qui me marque encore, me raconte donc la dame âgée, c’est deux choses : la première, c’est que tous les mots que nous échangions, pourtant banals et anodins se teintaient d’eux-mêmes de mille équivoques, et prêtaient à sourire ou à baisser la tête, alors que je ne me mettais pas d’emblée dans le jeu que je faisais avec mes quelques premiers courtisans, car eux étaient des cousins et lui je ne le connaissais pas….la deuxième, et c’est la plus marquante, c’est que je « perdais » son nom…tout le temps qu’il a fait dans notre campement je n’arrivais pas à prononcer son nom dans une causerie où il était évoqué, son nom se laissait chercher….quand je repensais à lui, et que cela m’intriguait, la première de mes réactions était de chasser son nom….ce monsieur, il n’y’a pas eu d’histoire entre nous, je ne sais même pas s’il y a pensé, si j’y ai pensé, tu sais, c’est son nom qui m’a juste embêté. Son nom que je ne citais jamais était pourtant accroché à mes yeux, à ma tête, à mon sourire. Tu vois, il y’a des histoires comme ça, des petites, des très courtes, des histoires ou juste ou on ne sait plus nommer, on n’a plus d’indications, tout se brouille, c’est des histoires qui cherchent à vivre mais ne vivront pas…en tout cas pas plus haut que le ras des souvenirs…c’est comme si en désespoir de cause, ce genre d’histoire passe une épaule à travers les mailles du destin, regarde à gauche, à droite, tente une petite pression…mais le destin emmuré dans son immuabilité fait tout pour ne jamais céder et regarde l’intruse d’un regard courroucé et voilà que cette dernière se met à tout remballer… »
Rose Du Désert Sahara
[i] Mot hassanya d’origine arabe « خطار » qui veut dire : hôtes.
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