Opportunisme d'un intello mauritanien: le cycle recommencera.

A force d’avoir les oreilles collées au mur de son passé, lointain et présent, les barrières de l’oubli finissent par céder. Des orifices qui s'y creusent, jaillissent des flots de souvenirs, de sensations, parfois silencieux, parfois bruyants.

-« Comment faire pour ne pas rater leur rencontre », se demanda Hama ?

Leurs mots et musiques, parfois inaudibles, n’en veulent pas toujours. Respecter leur choix est la seule alternative qui s'offre à lui. Pour autant, la page n’est pas blanche. Elle se refuse tout simplement aux indiscrétions de l’auteur. 

Hama peine parfois à capter les temps forts de ses émissions silencieuses et intermittentes. Il court derrière ces moments magiques, créatifs et souvent insaisissables. Furtifs, couverts par les nuages, ils sont porteurs de lucioles éclairantes, nourricières pour son imagination en quête de nutriments. Mais leur lumière ce n'est pas pour maintenant, pas à cette heure tardive de la nuit.

 Mint Tomrak, son épouse, se réveilla et l'interpella subitement. Son irruption inattendue perturba, en effet, le paisible désordre intellectuel fécond qui structurait anarchiquement les illusions perdues de son mari:

- « Il est temps  de dormir, Hama. Tes maux de tête c’est à cause de tes veillées à répétition sur l’ordinateur. Rappelle toi aussi que demain t’as deux réunions politiques préparatoires très importantes : celle de la tribu, le matin ; puis celle du parti, le soir.»

- «T’as raison, ma chérie », répondit-il.

Il se mettait au lit quand, subitement, un souci politique évoqué indirectement par sa femme lui domina l’esprit, envahissant : que doit-il dire lors du meeting populaire sur l’unité nationale ? Doit-il en discuter à cette heure-ci avec Mint Tomrak ?

Il ne partage pas forcement l’opinion de son épouse sur la question, comme sur d'autres. Mais il respecte  et admire énormément son expérience politique très riche et s’y soumet souvent. Elle n’est pas aussi instruite que lui, mais les rouages de la politique, des partis, des organisations de la société civile, ça, elle connait mieux que quiconque. Et elle sait comment en tirer profit.

Elle a tout appris sur le tas. Syndicaliste et militante des droits de l’homme, elle a tenté d’abord de se rapprocher du pouvoir, de ses alliés et partis qui composent la majorité. Puis, elle les a abandonnés avec fracas et fréquenté plusieurs acteurs et ONG de l’autre bord, y compris la RAI de Rabim avec laquelle elle flirte toujours bien que cette organisation soit illégale.

 La réputation de son ONG, « SOS excision et maltraitance des femmes », son engagement féministe et son aura personnelle auprès de certaines chancelleries et organisations étrangères, sont source de fierté pour lui.

Malgré cela, Hama n'arrive pas à se démettre totalement de son attitude parfois hésitante. Et pour cause: il trouve un peu gênant le fait que les actions, politiques et caritatives, de sa femme ne soient pas toujours désintéressées. Il sait cependant qu’il doit fermer les yeux quand cela rapporte de l’argent, des biens ou des services pour son foyer. Mais qu’il se mette sur le devant de la scène le mercredi prochain, il se sent encore incapable d’un tel artifice politique, malgré l’insistance de son épouse.

- « Mais avec quelques efforts supplémentaires, le jour « j », j’y arriverai normalement. Il suffit que je surmonte ma timidité et que je barre la route aux pseudo cas de conscience qui me perturbent par moments », se rassurait-il.  

De caractère distant et peu bavard, sa réserve et ses hésitations tiennent en outre au fait que Mint Tomrak crie haut et fort son opposition à la manif et aux activités politiques à caractère tribal, alors que lui, elle le pousse de toutes ses forces à y participer activement et à prendre la parole durant le meeting. Ce qu’il a accepté sans grand enthousiasme.

Comme toujours, à cause de son silence complice, il se sent de temps à autre mal à l’aise avec le double jeu politique de son épouse dont les « ruses sont énormes », estime-t-il, s'inspirant d'un verset du Saint Coran. Opposante farouche, elle tient paradoxalement à ce que lui soit absolument l’un des soutiens les plus visibles du pouvoir et que leur couple bénéficie de tous les avantages, possibles et imaginaires, qui pourraient résulter de l'antagonisme politique apparent qu'ils affichent.

Pensant à ce jeu opportuniste auquel il prend part, Hama a parfois le sentiment d'être instrumentalisé, d'être moralement coupable. Mais peut-il faire autrement, vu les intérêts que son ménage tire de la situation ?

Alors qu’il réfléchissait vaguement à la question, un profond sommeil s’empara de lui, l’arrachant tout doucement aux soucis qui le tourmentaient. 

Puis, quand la pause nocturne sera finie quelques heures plus tard, le cycle recommencera aussitôt pour lui. Il entamera une nouvelle journée de travail comme les autres : avec toujours la même attitude ambivalente qui régit son rapport à la politique, à la morale et aux opportunités susceptibles de présenter des chances de gain.

Mint Tomrak, manœuvrière et entreprenante, y veille scrupuleusement sans se poser de questions, elle. Son sens aigu des opportunités et ses réseaux d’amis politiques et des personnalités influentes, rassurent Hama dont les points forts ne résident pas dans les relations sociales, mais plutôt dans ses grands diplômes universitaires et sa culture très large.

 Mettre tout cela à profit c’est ce que le couple essaye de faire depuis leur mariage, chacun à sa façon.

L’épouse fonce vers le but, ne s’intéressant que moyennement à sa propre image de marque. Plus prudent, le mari, lui, tient à être perçu sous l'angle « de "l'intellectuel ou technocrate, honnête, juste et intègre ».

Un comportement que ne comprend pas- et voit d’un mauvais œil- Mint Tomrak. Elle le trouve exagéré et inutilement entravant. Ce à quoi Hama répond par des sourires mitigés. Parfois sincères, parfois ironiques, son attitude et ses liens avec son épouse restent régis par une constante: une course derrière le profit, savemment masquée et embellie par de très beaux discours. 

 

 El Boukhary Mohamed Mouemel

Nouakchott, 4 janvier 2019

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