A l'issue de ce qui aura été , pour l'éternité , la dernière fois que j'ai vu Baba Miské , son fils Karim m'a posé une question plus ou moins saugrenue : pourquoi vous êtes venus voir Ahmed Baba ? Je crois qu'en guise de réponse je me suis enlisé dans des vagues considérations bien désordonnées et qui pourraient , en apparence , traduire , aux yeux de l'interlocuteur non averti , une certaine démagogie .
Je dois avouer que la question m'a , quelque part, déstabilisé. Il est vrai que des liens solides de parenté et de voisinage marquent , profondément , ma relation avec l'auguste personnalité . Il est ,également , vrai que le devoir religieux me dicte une telle action pour l'accomplissement de laquelle , j'ose espérer une prime dans l'au delà .
Mais à vrai dire , cette visite qui se solda par un dernier regard croisé avec une grande figure politico- intellectuelle de mon temps avait, en outre , quelque chose de totémique .
Le lumineux fondateur de la renaissance nationale ( Nahda ) qui était en train de s'éteindre à Paris ne pouvait , nullement , me laisser indifférent .
Dans mon esprit , son nom fut, à l'image de sa renommée , associé au débats des intellectuels animés , au quartier latin, par Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir , aux envolées lyriques "des élites du tiers monde " dont sa fameuse lettre ouverte fut une éclatante manifestation , aux grands titres évocateurs d'une certaine époque , qui le signalaient, avec l'âme d'un peuple , dans les rangs du front polisario , à l'exil tragique des cerveaux qui le conduira à la Bulgarie et aux Seychelles , à l'errance de ces érudits qui , accusés de ne pas avoir Les pieds sur terre , ce qui après tout n'est pas un crime , se sont lancés à la conquête de l'empire de la sublime imagination.
Pionnier de la lutte anti impérialiste , ce totem d'un autre temps , il porta , tout en assumant son statut d'aristocrate d'un âge révolu , le flambeau d'une certaine jeunesse révolutionnaire de la Mauritanie . Baba Miske fut la lumière du temps où le journal Afrique -Asie ,qu'il créa avec le camarade Simon Malley , était une tribune pour les jeunes progressistes qui n'aimaient par le vieux réactionnaire jeune Afrique de Ben Yahmed.
On se souviendra , aussi , de l'intellectuel parisien pour lequel les stations du métro sont devenues, de mémoire , des points de ponctuation pour ses interminables lectures et qui conserva, en même temps , dans sa vaste mémoire , le trésor caché de son authentique culture . Un trésor que l'on oubliera jamais grâce , notamment , à la fabuleuse traduction en langue française de Al Wassit ( libéralement le médiateur ) par laquelle il présenta, avec un talent inégalé, le génie poétique de son peuple dans un mémorable tableau. A Paris et ailleurs , Baba Miské resta , selon sa célèbre définition poétique , pour la culture maure ," une manière de vivre condamnée à demeurer incomplète sauf en Mauritanie" .
C'était donc cette extraordinaire mémoire du grand homme que j'ai tenu à visiter ou plutôt à "revisiter" pour emprunter au titre de son ultime regard sur la décolonisation dont il fut , incontestablement , l'un des acteurs historiques.
Ce regard , objet d'un livre que j'ai eu l'honneur de recevoir dédicacé par Baba Miské m'avait permis , après une lecture attentive , de mieux comprendre les raisons de l'échec du projet national , résolument progressiste , de la génération de l'indépendance. Il m' a surtout permis de réaliser , avec stupeur , les conditions dans lesquelles " le système" avait systématiquement cherché et réussi à écraser cet intellectuel rebelle qui n'arrivait pas à dissimuler son ambition illimitée ,et ce malgré une sorte de cynisme culturel ( lekhal en hassaniya ) qu'on attribue , à tort ou à raison au milieu maraboutique dont il est issu.
Je dois ajouter que le plaisir que j'ai éprouvé à la lecture de ce livre - mémoire fut d'autant plus grand que j'ai eu , déjà , une mémorable discussion avec l'auteur lorsqu'il m'invita seul chez lui pour me convaincre d'adhérer à l'une de ses initiatives controversées .
Ce jour là j'avais fait appel à toute mon insolence pour lui opposer un refus catégorique malgré l'immense respect que je lui voue . Après avoir écouté , avec sa légendaire courtoisie, mon plaidoyer contre sa manière de voir , Baba Miské m'avait dit en somme ce qui suit : quel plaisir de t'entendre défendre , dignement, des principes dans un monde qui manque d'idéaux . Je suis sur que tu trouveras dans la décolonisation revisitée qui paraîtra , ces jours ci , Les raisons de mon dépit " . Il avait, sans doute , ses raisons . Mais il est , en tout cas , certain , que nous avons , nous aussi , raison de saluer la mémoire d’un érudit engagé qui a marqué de son empreinte , la mémoire nationale de notre pays .
اللهم ارحمه واغفر له وأكرم نزله. انا لله وأنا اليه راجعون
ABM
Source : compte face book de l'auteur
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