Compter les grains de sable de la Terre, une rencontre entre deux sommités scientifiques mauritaniennes séparées par plus de 150 ans

Je cherche un livre : "La littérature juridique et l'évolution du malikisme en Mauritanie", de Mohamed El Moktar Ould Bah.

Je l'ai lu à la fin des années ''80'', quand je l’ai découvert dans la bibliothèque d'un parent, que je remercie infiniment. Il s'agit de l'ancien ministre, Abdel Azize Ould Ahmed[1], plus connu dans l’entourage familial sous le nom de : Ezzi,( عزي). Qu'Allah lui accorde bonne santé et longue vie.

Depuis, je n'ai pas eu la chance d'obtenir cet ouvrage malgré mes tentatives multiples. Pourtant, beaucoup de mes lectures continuent de m'y renvoyer.

Pas plus tard qu'hier, j'ai lu dans les colonnes du quotidien national, ''Horizons''[2] les conclusions d’une étude réalisée par un astronome américain.

Consacrée aux possibilités- ou hypothèses- de la vie sur la planète Mars et, plus généralement, de la vie dans l'univers extra terrestre plus ou moins lointain, elle avance un chiffre qui donne le nombre des grains de sable que compte la Terre : un peu moins d’un milliard de milliards ( 10 puissance 17), selon Horizon.

Mohamed El Moktar Ould Bah, un grand chercheur et professeur émérite mauritanien, donne lui aussi une estimation chiffrée à ce sujet. Il le fait dans cet ouvrage, qu’il a écrit à la fin des années « 7O ». C’est une thèse de doctorat en littérature dans laquelle il prend soin d'expliquer la méthode de calcul qu'il a utilisée.

 On peut alors se demander, ou même s'étonner : quel rapport entre des calculs, au caractère géophysique, et littérature ?!

La démarche du chercheur, doctorant à l’époque, a conduit à la réalisation d’une étude littéraire très poussée[3], portant sur les œuvres de plusieurs érudits de son pays. À quelques rares exceptions, elle démontre que les thèmes traités, les visions et méthodes suivies par ces ulémas, restent pour l’essentiel circonscrits dans l’espace traditionnellement connu des sciences islamiques. Naturellement, l'illustre savant du 18ème  et 19ème siècle, Cheikh Mohamed Al Mâmi, s’y intègre ; mais en même temps, il fait exception ! Ce paradoxe n'a pas échappé à la curiosité du grand chasseur des subtilités dans les approches et raisonnements intellectuels, qu’est Ould Bah.

Observant l'homme sous un angle plutôt différent des autres oulémas, il a très bien mis en évidence les spécificités de cet immense savant, sans pareil parmi ses contemporains : son érudition sans égale à l’époque, sa grande vision politique, ainsi que sa dimension scientifique au sens moderne du terme[4].

 Pour étayer son raisonnement il cite, décortique et prend comme exemple, de cohérence intellectuelle de Cheikh Mohamed Al Mâmi dans les domaines politique et juridique, deux œuvres célèbres mais souvent mal expliquées, l’une écrite en poésie[5] et la seconde en prose[6].

S’agissant du côté scientifique, le chercheur doctorant a souligné que Cheikh Mohamed Al Mâmi  a été le premier homme du monde arabe, ou peut-être dans le monde- à quantifier, à sa façon, les grains de sable que compte la Terre.  Il l’a fait dans un poème hassanya[7] bien connu. A défaut de pouvoir le traduire en français, nous nous contenterons de le commenter en essayant d'en dégager la quintessence.

En choisissant la versification, pour exprimer et expliquer son raisonnement, Cheikh Mohmed Al Mâmi s’inscrit dans une pratique de la poésie dominante à l’époque, que l’on pourrait qualifier de ‘’fonctionnaliste’’. S’exprimer par la poésie était perçu comme une excellente aide pédagogie, qui sert d’outils didactiques attractifs, qui facilite la mémorisation ; et, en même temps, les sonorités musicales et subtilités du langage poétique apportent une valeur ajoutée aux notions que l’on voudrait enseigner ou expliquer.

Exploitant à fond ces fonctions, Cheikh Mohamed Al Mâmi s’attache à déployer une démonstration à l’énoncé pas du tout simple, qui repose sur des métaphores en hassanya.

Il fait beaucoup usage d’un langage imagé, de moins en moins usité aujourd’hui, emprunté à la géographie et l’agriculture. Le grain de mil est son étalon de base, son unité de mesure. La toponymie associée aux formes de terrain lui sert de valeurs quantitatives. Il ne les perçoit pas comme des objets matériels, mais plutôt en tant que volumes abstraits mesurables suivant une échelle exponentielle.

Sauf dans le dernier et avant dernier vers, il multiplie toujours successivement par mille les ''objets/volumes'' ainsi choisis, suivant une échelle métaphorique croissante.

Bien entendu, la terminologie employée a très peu de rapport avec celle en vigueur dans le domaine des mathématiques comme on les connait aujourd'hui. Ce qui ne rend pas ses formulations faciles à saisir.

Le lecteur doit avoir toujours présent à l’esprit que la mesure est effectuée, au départ du processus du raisonnement, au moyen d’un système fondé sur le volume du grain de mil, qui égale 1000 unités. Ce rappel de mémoire, en permanence requis, ne simplifie pas la compréhension !

L’ayant personnellement essayé plusieurs fois, j'avoue que, malgré toutes les explications que l’on m’avait fournies, la ‘’visibilité’’ de la démarche était restée malaisée pour moi.

En effet, jusqu’à une date récente, ils ne devaient pas être très nombreux, ceux qui sont intellectuellement ''outillés'' pour saisir cette triple profondeur, philosophique, politique et scientifique, qui caractérise Cheikh Mohamed Al Mâmi.  Mohamed El Moktar Ould Bah est certainement le premier chercheur, à comprendre toute sa portée, à la révéler correctement, sans ambages, loin des mythes réducteurs que véhiculent pas mal de gens, y compris au sein de nos lettrés traditionnalistes.

Loin de toute mythologie, il explique rationnellement, dans un langage moderne, accessible à tout le monde, les propos de cet érudit hors pair.

Mieux : preuves à l’appui, Mohmed El Moktar Ould Bah vérifie et démontre leur pertinence, en procédant lui-même à des calculs portant sur le nombre de grains de sable que compte la Terre. Appliquant les procédés et méthodes mathématiques modernes, la formule utilisée donne un nombre astronomique : plus de 10 milliards de trillons (dix puissance trente)[8]. Ces résultats correspondent sensiblement, selon Ould Bah, à ceux développés par Cheikh Mohamed Al Mâmi.

Une belle rencontre entre deux sommités scientifiques mauritaniennes, entre deux hommes, immenses, séparés par plus d’un siècle et demi !

El Boukhary Mohamed Mouemel

 

[1] Arrière petit fils de Cheikh Mohamed Al Mâmi qui fait l’objet du présent papier.

[2] HRIZONS N°6622 du mercredi 21 octobre 2015.

[3] Abdel Kader Ould Mohamed : le malikisme en Mauritanie : fondements et évolution (un ouvrage à rééditer),  http://adrar-info.net/?p=46631.

[4] Mohamed el Moktar oulde Bah :  « La littérature juridique et l'évolution du malikisme en Mauritanie », pages : 82 et 83.

[5] ( على من ساد ) : un long poème de Cheikh Mohamed Al Mâmi, aux accents ‘’guerrier’’ et polémiste. Selon Ould Bah, il  constitue en fait un manifeste politique, une vision stratégique qui appelle à la création d’un Etat central.

[6] (كتاب الباية) : un livre de droit musulman adapté aux sociétés bédouines, comme l'indique son titre :’’livre de la campagne’’. Cheikh Mohamed Al Mâmi s'y attache à solutionner les questions d’ordre juridique propres au milieu sahélo saharien dans lequel il évoluait. Pour Mohamed El Moktar Ould Bah, ce livre constitue en réalité l'outil technique, juridique et réglementaire, complémentaire de la vision politique ambitieuse, évoquée dans la note précédente.

[7] Il s’agit de l’un des poèmes didactiques les plus célèbres de Cheikh Mohamed Al Mâmi. Le voici en intégralité :

 أَلَفَ حْصَيَّ حَبَّتْ بَشْنَّ          وَلَفْ احْبَيْبَ كَلْبَ اهْبِيلَ

وَلَفَ امْنَ اهْبِيلَ فَطْرَتْنَ           والْفَ الْفَطْرَ خنْطَرْ فِيلَ

والْفَ اخْناطَرْ هُومَ مَدْنَ            وَلْفَ أمْنَ الُمَدْنَاتْ اعْكَيْلَ

و الْفَ اعْكَلْ دُونِ ذَرْعَتْنَ         وَ الْفَ امْنَ الذَّرْعَ لَكْبَيْلَ

والْفَ امْنَ الْكَبْلَ يَمَنَّ             والْفَ امْنَ الْيُمُونْ ادْخِيلَ

و اخْمَسْ طَعْشَرْ  دَخْلَ جُبْنَ          فِيهَ حَمْلَ ثَّوْرْ اعْدِيلَ

[8] Op.cit. page 83.

 

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